Je suis présentement – et pour un certain temps – ce qu’il est convenu d’appeler « une personne à mobilité réduite ». Heureusement, quand il fait beau, je déambule sur mon balcon avec une marchette. Quelle idée de génie avons-nous eue de rallonger la galerie en avant de la maison! C’est mon avenue, mon boulevard, mon agora, ma terrasse… je m’y assois quand le genou rafistolé commence à rouspéter, et je contemple mon merveilleux décor, généralement animé de la circulation inlassable des autos, motos et autres véhicules. C’est qu’il en passe, du monde! Parmi ce flot ininterrompu défilent les cyclistes, joggeurs, marcheurs, avec ou sans chien, avec aussi parfois une poussette dans laquelle un bébé stoïque s’initie sans le savoir à la science du « conditionnement physique ».
Dans ma jeunesse, comme tous les enfants, nous courions pour jouer. Jouer à la balle, aux « quatre-coins », au badminton. Au couvent, les religieuses tenaient à ce qu’on coure pendant la récréation afin de nous dégourdir les jambes, ce qui devait nous rendre plus réceptives ensuite pour suivre les cours : « Mens sana in corpore sano », comme le disait je ne sais plus qui (une âme saine dans un corps sain). En grandissant par contre, les cours de bienséance nous enseignaient qu’une « demoiselle » ne se garrochait pas, la jupe au vent, toute échevelée, à propos de rien. Voir si ça avait de l’allure! On courait si on était en retard, si on se faisait prendre par la pluie ou autre bonne raison du même genre. Sinon on marchait posément, à pas mesurés.
Les promenades à pied étaient considérées comme un loisir. L’hiver, on faisait des « marches de santé », ça coûtait moins cher que les skis et les patins et c’était très sain. En été, je n’irais pas jusqu’à dire que nos sorties en groupe le long des trottoirs et des rues du village, surtout le soir, étaient motivées par la santé. C’était surtout un de nos plaisirs de vacances favoris. On allait ainsi se restaurer à l’une ou l’autre roulotte « à patates frites », soit au Garage des Autobus Gauthier ou près du Garage Audet. Pour .25 cents, on avait une frite et un coke. Évidemment, nos petites marches nous menaient souvent au terrain de l’O.T.J. pour les parties de balle molle en été et de ballon-balai en hiver. On riait de tout et de rien, on chantait, on se bousculait même un peu… surtout si on avait la chance d’avoir des spectateurs. Ces promenades étaient un de nos amusements préférés. Les vacances ne coûtaient pas cher.
Au temps d’hier, marcher, se promener, pédaler, tout ça faisait partie des activités normales. Courir, pour les enfants, c’était correct; il fallait bien qu’ils dépensent leur énergie. Pour les grandes personnes, ça n’était pas d’usage. Pourquoi aurait-on couru? Une grande majorité de personnes gagnaient leur vie avec un travail manuel et autant que possible, les déplacements se faisaient à pied. Quand mon petit frère Georges a commencé à courir, il s’arrêtait chez notre mère et celle-ci, en plaisantant, lui demandait : « Pourquoi tu cours comme ça ? Y a t-y quelqu’un qui court après toi? » Il n’y avait pas encore beaucoup de joggeurs et maman trouvait cela absurde. Ce qui l’amusait aussi c’était la tenue quasi imposée – chaussures et vêtements – qu’il fallait porter pour ces courses qu’elle n’aurait jamais qualifiées de sport.
Chère maman! Il m’arrive souvent de rêver qu’elle est assise avec moi sur ma galerie… on jase de tout, de rien. Je lui parle des médailles que mes petits-enfants gagnent, pas seulement dans les matières scolaires, ce dont elle serait très fière, mais aussi pour des activités sportives. Tu vois, maman, c’est comme ça aujourd’hui, même si personne ne nous court après, on part, on court… on calcule temps et vitesse, et c’est devenu aussi important que de savoir « en quelle année a eu lieu le massacre de Lachine »!
© Madeleine Genest Bouillé, 29 juin 2015