Le tablier de Maman

Notre mère, comme presque toutes les mamans de cette époque, portait toujours un tablier. Comme un uniforme, du matin jusqu’au soir,  maman endossait son tablier en s’habillant le matin et elle l’enlevait pour se coucher le soir. Ce survêtement d’une autre époque, était fait de coton uni ou imprimé, le plus souvent cousu par la personne qui le portait. Le tablier s’enfilait par-dessus la tête et il était muni de cordons qu’on attachait à la taille, par derrière. Très important, il y avait toujours une poche sur un côté, assez grande pour y déposer les sous pour le laitier, le boucher ou le marchand de fruits et légumes, et surtout un mouchoir, lequel servait souvent à sécher les larmes du plus jeune qui s’était fait «  bobo »  en jouant ou encore celles de la petite fille à qui on avait refusé de jouer avec les garçons, sous prétexte justement qu’elle n’était « qu’une fille », et pour ce grand garçon qui cachait ses larmes afin qu’on ne le traite pas de bébé – la maîtresse lui avait fait des remontrances car il avait de la difficulté en calcul et elle avait ajouté que si ça continuait, il devrait redoubler son année. Que de gros chagrins ont été consolés avec le mouchoir qui était dans la poche du tablier de maman! 

Maman cousait elle-même ses tabliers. C’est pourquoi ils étaient parfois assortis aux rideaux de la cuisine ou encore à la chemise de l’avant-dernier, quand ce n’était pas au pyjama du plus jeune. Le tablier devait être assez grand pour couvrir entièrement la robe de maman. Mais comme notre chère mère aimait la fantaisie, le tablier du dimanche était parfois bordé d’un rucher d’une couleur unie assortie à l’imprimé. C’était du plus bel effet! Il était indispensable d’avoir plusieurs tabliers étant donné qu’il arrivait parfois qu’il doive servir d’essuie-mains ou de poignée pour lever le couvercle du chaudron, quand il fallait brasser la soupe.  Il époussetait la table pour que les enfants y fassent leurs devoirs… Quand maman était trop pressée pour prendre un « vaisseau », comme elle disait pour désigner le plat ou le panier avec lequel elle cueillerait les fèves ou les radis, le tablier recevait les légumes sans en laisser tomber! Toujours présent, il séchait les pleurs causés par les oignons ou bien était-ce par autre chose?…

J’ai mentionné que maman avait un tablier «  du dimanche ».  Elle ne portait cependant ce tablier « numéro 1 » que lorsqu’elle attendait de la visite. Mais voilà! Parmi nos visiteurs du dimanche, la plupart ne s’annonçaient jamais avant de s’amener chez nous, maman n’avait alors pas le temps d’enlever son tablier de semaine! Vraiment, les seuls moments où elle enlevait ce couvre-tout, c’était quand elle allait à la messe ou quand elle  se rendait chez ses parents qui demeuraient dans la «  petite route ».  Sinon,  une ou deux fois par année, elle assistait à  une pièce de théâtre ou un concert de chorale;  ces sorties étant pour elle  de vrais congés!  Pour ces escapades, évidemment elle devait enlever le tablier. Quand il voyait maman dénouer le fameux tablier, mon petit frère le plus jeune, pleurait toutes les larmes de ses yeux! On aurait dit qu’il craignait que maman ne revienne pas. Il disait alors en pleurant : « Maman, ôte pas ton « titabi », peut-être voulait-il dire « ton tit-habit »? 

Dans les dernières années où maman assistait à la messe, nous avions un chien – un petit chien brun qui jappait fort comme tous les petits chiens; il s’appelait Bruno, c’était le deuxième du nom.  Quand il faisait beau en été, il allait reconduire maman à l’église; il l’attendait à la porte de la sacristie et il revenait avec elle, la suivant de près, quand il ne la précédait pas. Il comprenait sans doute que la randonnée était devenue ardue pour cette femme dont le cœur était bien fatigué. Maman a porté son tablier jusqu’aux jours où elle ne pouvait plus « tenir maison », et encore, il n’était pas loin… au cas où!

© Madeleine Genest Bouillé, 10 novembre 2020

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