Nana Mouskouri avait, à son répertoire, plusieurs belles chansons. Entre autres, j’aimais particulièrement cette composition de Serge Lama qui a pour titre « Dans une coupe de champagne ». Évidemment, dans une coupe de champagne, on peut « noyer son insomnie… voir les montagnes et les abîmes de la vie ». Comme le dit la chanson : « C’est incroyable, la mémoire, comme ça déforme la vue. Ça vous raconte une autre histoire que celle qu’on a vécue. » Dans le dernier couplet, une constatation s’impose : « Dans une coupe de champagne, six fois remplie, six fois vidée… J’ai revu des tas de visages, qui mentaient ou qui disaient vrai. Ma vie ne sera qu’un voyage dans une galerie de portraits ».
Dans ma galerie de portraits, parmi les personnes qui ont marqué ma vie, je dois d’abord mentionner mes parents, Jeanne et Julien, dont je vous ai parlé maintes fois. Il y a aussi ma sœur et mes frères. Il y eut aussi ma grand-mère maternelle, Blanche, qui est responsable de ma drôle d’enfance. Il suffit parfois de quelques mots pour changer le cours d’une vie. Je vous fais grâce de cette histoire qui est survenue à l’automne 1944. Je répéterai seulement « la phrase » fatidique prononcée par Blanche qui s’amenait pour aider ma mère, laquelle venait de mettre au monde son huitième enfant. La marraine d’André, Aurore, étant venue s’offrir pour garder son filleul le temps des relevailles, ma grand-mère, aux prises avec la marmaille, la cuisine, le ménage, s’écria d’une voix peut-être excédée : « Emmenez donc celle-là! Elle est assez tannante! » Celle-là, c’était moi!
De ce jour, ma galerie s’enrichissait de trois portraits : Aurore, son mari, Lauréat, et leur fille Marie-Paule. Trois personnes qui semblaient enchantées de garder une fillette qui n’avait pas encore trois ans, pour quelques jours… ou quelques semaines, selon les besoins. Les besoins étaient-ils si pressants? Je ne l’ai jamais su. Toujours que j’ai vécu de plus en plus dans ma deuxième famille. Ma mère a eu un neuvième, puis un dixième enfant. Aurore, jadis institutrice, offrait une classe privée aux enfants soit trop jeunes, soit pas encore prêts pour la vraie école. J’avais hâte de lire et d’écrire; elle m’accepta avec quelques enfants du voisinage, autour de la table de la cuisine! De plus, dans la maison d’Aurore, il y avait le Central du téléphone. Un jouet que personne d’autre ne possédait! Marie-Paule m’apprenait patiemment le fonctionnement de cet appareil qui me fascinait. Je jouais à être une « opératrice ». Ma vie était belle!
Puis, ce fut la vraie école, le couvent, où je me retrouvai à six ans en troisième année. Ma galerie s’est alors enrichie de quelques Sœurs de la Charité de Québec, dont trois en particulier : Mère Sainte-Flavie, dans la classe des « petits », Mère Saint-Jean du Saint-Sacrement, en huitième année, dans la classe des grandes où je n’étais vraiment pas assez grande, ni physiquement, ni autrement! Il y eut surtout Mère Saint-Gérard, qui a été mon professeur pour mes trois dernières années d’étudiante. Je lui dois beaucoup : sa patience et sa compréhension m’ont aidée à « grandir ». Je vois aussi les portraits de plusieurs compagnes de classe, quoique, pour la plupart, on s’est perdues de vue après la fin des études. Mes amies n’étaient jamais dans la même classe que moi étant donné que j’étais la plupart du temps la cadette, à cause de cette fichue deuxième année que j’ai sautée – ce qui ne m’a rien apporté.
Dans ma galerie de portraits, on retrouve parmi les personnages importants la famille de mon grand-père, le cordonnier, Edmond « Tom » Petit. Mes grands-parents n’ont « réchappé » qu’un seul fils, mon oncle Jean-Paul, lequel, ayant épousé une jeune fille de Saint-Basile, a exercé le métier de son père dans le village natal de sa femme, tante Bernadette. Ensemble, ils ont élevé quatre enfants. C’est aussi à Saint-Basile que l’orchestre de la Famille Petit s’est fait connaître bien au-delà des limites du comté! Sauf ma tante Thérèse, qui habitait loin – dans la Beauce, imaginez! –, les autres tantes étaient toutes à Deschambault. Il y avait ma vaillante tante Alice, toujours gentille et rieuse, qui était mariée à l’oncle Léo, le frère de Papa. Ils vivaient dans un petit appartement à l’étage de la maison de mon grand-père. Ils avaient un fils, Michel, le compagnon de jeu de mon frère Jacques… Michel, un des beaux visages de ma galerie! Il n’a jamais vieilli, puisqu’il est décédé à vingt ans, sur un bateau. C’est l’événement le plus triste de mon insouciante jeunesse. Longtemps après, quand je me retrouvais dans le salon chez mon grand-père, même au temps des Fêtes, quand on chantait les chants de Noël en famille et qu’on racontait des histoires drôles… moi, je revoyais Michel dormant dans sa tombe. J’ai mis longtemps à me défaire de cette image. À cette époque, j’avais déjà commencé à travailler; je ne me faisais plus garder par Aurore et Lauréat, mais j’étais encore dans leur maison où, à mon tour, je gardais le Central!
Trois de mes tantes demeuraient dans la maison des Petit. Irma, célibataire timide, a toujours eu une petite santé; elle lisait beaucoup et suivait régulièrement tous les programmes à la télévision, ce dont elle causait avec plaisir. Gisèle, une autre célibataire, était une femme comme on en rencontre peu. Travaillante, elle était toujours occupée, qu’il s’agisse de rentrer le bois, de faire le ménage, la cuisine, la lessive… entre deux pauses-cigarettes où, en se berçant, elle jasait de tous les sujets, y compris la politique! Elle jouait de la guitare ou du piano dans l’orchestre de sa cousine Blanche. Dans ses temps libres, c’était une bénévole toujours prête à rendre service. Elle confectionnait les goûters de fin de soirée; rien n’y manquait! Malgré son peu d’instruction, au besoin elle tenait lieu de secrétaire dans les assemblées, et je vous assure qu’elle n’oubliait jamais un item!

Tante Gisèle au piano avec l’orchestre Paris.
Si on oublie les quelques fautes de français ici et là, le rapport était clair et précis. Elle avait tous les talents. Un jour, les jeunes de la famille et leurs amis voulaient faire du théâtre, mais il n’y avait pas de texte disponible. Qu’à cela ne tienne, Gisèle composa une pièce, avec un rôle pour chacun et chacune des jeunes artistes. La pièce devant être jouée un peu avant les Fêtes, Gisèle avait mis en scène un repas du Jour de l’An, en famille, avec comme intrigue l’histoire d’un père qui se voit devant l’éventualité de vendre sa terre, puisque ses fils ne semblent pas intéressés à lui succéder… Une belle histoire, simple, mais réaliste, pour l’époque. Le titre de la pièce était « Terre à vendre ». Après une scène qui tirait quelques larmes, un des fils acceptait de reprendre la ferme, avec l’accord de sa toute récente fiancée. Quelle belle fin! Les applaudissements chaleureux témoignaient du succès de la soirée! Tante Gisèle… un portrait qui a une place d’honneur dans ma galerie!

Mes tantes Rollande et Gisèle.
Et voici, pour cette fois, mon dernier portrait : la plus jeune, Rollande, ma seule tante vivante! Elle a eu la chance de vivre 66 ans avec son Roméo, lequel l’a quittée en décembre dernier. Mais ils ont vécu seuls à peine une petite dizaine d’années, après le départ des enfants et le décès des autres tantes. Durant plusieurs années, Méo, qui travaillait sur les bateaux, n’était présent que durant l’hiver! Et alors, la maison était toujours pleine! Ils ont eu cinq enfants, dont l’un est décédé en 2010. Rollande, une femme brillante à la répartie facile dont tout le monde se souvient comme d’une musicienne hors pair, quoique n’ayant jamais appris la musique! Toute sa vie elle a joué du piano, de l’harmonium, de l’orgue… Elle jouait tout ce qu’elle voulait, reproduisant les accords tels qu’elle les entendait à la radio ou sur des disques. Jadis, dans les soirées d’amateurs, c’était l’accompagnatrice désignée. Le portrait de ma belle tante Rollande, c’est une image qui doit être environnée de musique!
À suivre…
© Madeleine Genest Bouillé, juillet 2018
Ta galerie de portraits me rappelle tellement du beau et bon monde que j’ai eu le bonheur de connaître !
Merci Madeleine.
J’aimeJ’aime