« Filez, filez, ô mon navire… »

De nos jours, les bateaux sont énormes. Qu’ils transportent des conteneurs ou des croisiéristes, ils sont de plus en plus gros. Comme beaucoup de gens qui vivent sur le bord du fleuve, j’aime bien regarder passer les bateaux; c’est pour moi un passe-temps agréable et pas dispendieux. Autre avantage, ils vont moins vite et sont moins bruyants que les autos et les motos. C’est pourquoi je ne m’en prive pas. Quand il fait beau, j’aime à m’assoir dehors pour regarder filer les petits et les grands navires…

Goélette "Mont Laurier" sur le fleuve, 1967 (crédit photo: Fernand Genest).

Goélette « Mont Laurier » sur le fleuve, 1967 (crédit photo: Fernand Genest).

Parfois je m’ennuie des petits bateaux de ma jeunesse. Les goélettes, qu’on appelait des « pinottes », et qui peinaient en remontant le fleuve, dans les rapides du Richelieu. Autrefois, à marée basse, certaines de ces petites embarcations en bois devaient attendre le montant pour continuer leur route. Des années plus tard, quand je suis allée à l’Île-aux-Coudres, j’ai vu plusieurs de ces goélettes à l’abandon sur la grève, quel spectacle désolant! Le film de Pierre Perreault, Les voitures d’eau, tourné en 1968, raconte la vie difficile des constructeurs de goélettes et des navigateurs de ce temps-là. Le cabotage sur ces petites embarcations était un travail exigeant et, financièrement, de moins en moins rentable au fil des ans. C’est ainsi que les goélettes ont disparu l’une après l’autre.

Le "Frankliffe Hall". Autrefois, on remettait aux marins une photo de "leur" bateau (coll. Jacques Bouillé).

Le « Frankliffe Hall ». Autrefois, on remettait aux marins une photo de « leur » bateau (coll. Jacques Bouillé).

Il ne faudrait cependant pas croire qu’il n’y avait que des petits bateaux à l’époque dont je parle. Nombreux étaient les vraquiers, qu’on appelait « barges de lac », et les pétroliers, sur lesquels travaillaient les navigateurs de Deschambault. Ces navires sillonnaient le fleuve du golfe jusqu’aux Grands Lacs. S’y retrouvaient aussi bien des jeunes de dix-huit ans à peine que des marins chevronnés et des pilotes. Certains de ces hommes de mer ont passé leur vie sur le fleuve. Quand un bateau sur lequel travaillait quelqu’un de chez nous était signalé, les femmes de marins demeurant au bord du fleuve avaient coutume de saluer le bateau avec une nappe de couleur vive qu’elles secouaient en guise d’étendard! Je revois encore mes tantes sur le bord de la côte dans la petite rue Saint-Joseph… Avec l’ouverture de la Voie Maritime du Saint-Laurent en 1959 sont apparues les barges de 700 pieds et plus. En raison de l’accroissement du transport par bateaux que favorisait cette nouvelle voie, on construisit des barges plus modernes, donc plus rentables. Quelle fierté c’était pour un navigateur quand il disait : « Là, j’embarque sur un 750 pieds! »

Publicité du "Pacifique Canadien" , dans la "Revue Populaire", 1958.

Publicité du « Pacifique Canadien » , dans la Revue Populaire, 1958.

Il y avait aussi des bateaux de croisière, lesquels, s’ils étaient moins nombreux et moins imposants que maintenant, nous faisaient quand même rêver! Chaque semaine passait un des paquebots qui faisaient la navette entre Montréal et Québec et qui se rendaient aussi jusqu’à Pointe-au-Pic et au Saguenay. Mon frère Claude a travaillé sur le Tadoussac, un des « bateaux blancs » de la Canada Steamship Lines. C’était l’âge d’or du tourisme fluvial! Parmi les gros transatlantiques qui circulaient sur le fleuve à cette époque, on remarquait les majestueux Empress du Canadien Pacifique. Des bateaux blancs, eux aussi, mais reconnaissables à leur cheminée jaune, avec un damier rouge et blanc. Je me souviens surtout de l’Empress of Canada et de l’Empress of Scotland. Peut-être y en avait-il d’autres, mais ma mémoire n’a retenu que ces deux-là. Quand la température le permettait, lorsqu’un de ces navires était signalé, on accourait pour le voir passer sur le quai ou au bord de la côte chez mon grand-père.

Comme dans tous les villages érigés sur le bord du fleuve, dans le temps, presque toutes les familles comptaient au moins un marin, et souvent plus. Les bateaux faisaient partie du décor durant toute la saison de navigation. On connaissait le nom des navires qui circulaient régulièrement, on savait leur horaire; ils faisaient partie de la famille! Les femmes des marins se téléphonaient : « As-tu vu descendre le bateau de ton mari? Hier le mien est monté… Il s’en allait à Port-Colborne. » Le fleuve faisait aussi partie de notre langage, ainsi on montait à Montréal et on descendait à Québec. On ne se préparait pas aller quelque part, on se « greyait » et on « embarquait » dans l’auto plutôt qu’y monter. Il était préférable, nous disait-on, de cuire le pain et les gâteaux à marée montante, ça levait mieux. Encore aujourd’hui, le fleuve prédit la température : quand la côte du sud se mire dans l’eau, on aura de la pluie le lendemain. Si à l’ouest, on ne distingue ni mer, ni terre… la pluie est déjà à Grondines et elle s’en vient. Quand, au vent de nordet, le fleuve déroule de longues vagues grises, le mauvais temps risque de s’installer pour quelques jours!

De tout temps, dans notre village, les bateaux qui voguent sur le fleuve ont occupé une place importante dans la vie des gens, à plus forte raison quand on avait un homme à bord. C’était tout naturel! Si, de nos jours, le nombre des navigateurs a beaucoup diminué, nous avons gardé l’habitude de regarder les navires qui filent au gré des marées, beau temps, mauvais temps!

© Madeleine Genest Bouillé, mai 2015

Le "SpruceBranch" (coll. Jacques Bouillé).

Le « Spruce Branch » (coll. Jacques Bouillé).

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