Les clochers

Je n’ai pas voyagé beaucoup en dehors du Québec. Toutefois, par les livres, le cinéma, la télévision et maintenant les réseaux sociaux, je connais les endroits magnifiques qu’on retrouve ailleurs dans le monde. Ce dont je suis certaine, c’est que même si j’avais la chance un jour de visiter l’Europe, l’Afrique, les pays de l’Orient ou les Iles du soleil, rien pour moi n’égalerait le fait de parcourir le fleuve Saint-Laurent, de Montréal jusqu’au golfe. Ou mieux encore, l’aller-retour.

Photo: coll. Madeleine Genest Bouillé.

J’ai toujours vécu dans le village où je suis née. Et depuis plus de quarante-cinq ans, j’ai le fleuve en face de chez moi; je l’entends, je le sens, il fait partie de mon décor quotidien. Je le consulte le matin pour savoir quelle humeur il a. Je lui parle de temps en temps. Et le soir, je lui jette un dernier coup d’œil avant d’aller dormir.

Chez nous, depuis très longtemps, nombreux sont les hommes qui ont gagné leur vie sur le fleuve, à bord de bateaux de toutes sortes, comme marin, homme de roue, capitaine ou pilote. Il y en a encore, mais beaucoup moins qu’avant. L’influence du fleuve se fait sentir jusque dans notre langage : on « descend » à Québec et on « monte » à Montréal; on « embarque » dans une auto plutôt que d’y monter. On se « greye » pour aller quelque part, on « accoste » quelqu’un sur la rue, au bureau de poste ou à l’épicerie pour piquer une jasette… on est des gens du fleuve!

Église de Chambly (photo: coll. Madeleine Genest Bouillé).

Plusieurs écrivains et poètes ont fait l’éloge de notre beau fleuve, de Pamphile Le May à Félix Leclerc. Un de mes préférés parmi nos auteurs québécois, Jean O’Neil, a dépeint dans ses livres plusieurs régions du Québec, et particulièrement le Saint-Laurent, dans le livre qui a justement pour titre Le Fleuve. Bref, on pourrait croire que tout a été dit. Moi, ce qui m’a impressionnée, lorsque j’ai descendu le fleuve en bateau de Montréal aux Iles- de-la-Madeleine et ensuite quand je l’ai remonté, c’est d’abord une sensation de liberté totale, qu’on ne retrouve que sur l’eau. Pas de rendez-vous, pas de tâches ménagères ou autres à accomplir, pas de magasinage… on vit au rythme du bateau; on se lève avec le soleil et on s’en va dormir après avoir salué les étoiles une par une! Mais l’image que je garde surtout, c’est vraiment le défilé des clochers qui sont comme une ponctuation tout au long des rives de la vallée du Saint-Laurent.

Photo: coll. Madeleine Genest Bouillé.

Chacun des villages est identifié par son clocher qui s’élève à l’endroit le plus populeux, entouré de bâtisses souvent séculaires, presbytère et couvent, qui racontent la vie des bâtisseurs. Et pas loin du clocher, un enclos semé de stèles et de croix plus ou moins vétustes, révèle que ce village a un long passé… Qu’elles sont belles, les rives de notre fleuve! Soit qu’elles s’élèvent et dressent leurs falaises abruptes, ou qu’elles descendent en pente douce jusqu’au bord de l’eau; soit qu’elles se rapprochent comme pour se conter fleurette, ou qu’elles s’éloignent, indépendantes… jusqu’à former entre elles un lac, voire presqu’une mer!

Des îles s’amusent à séparer les deux rives, à mêler le paysage : est-ce la rive nord? Non, c’est l’Ile aux Coudres! De l’Île d’Orléans qui prend toute la place, en passant par de tout petits îlots sans nom ou de belles îles sauvages, mystérieuses, et d’autres encore dont l’histoire est peuplée de fantômes, telle la Grosse Île. À maints endroits, comme l’Île aux Grues ou l’Île Verte, elles arborent fièrement un clocher, pour nous dire : « Il y a des familles qui vivent ici! ». Et partout, tout au long du fleuve, au nord comme au sud, les clochers continuent de marquer les lieux de notre géographie, sans égard pour les regroupements de municipalités et encore moins pour les fusions de paroisses!

Église de Port-au-Persil (photo: coll. Madeleine Genest Bouillé).

Difficile de croire qu’un jour, ces clochers ne sonneront plus que de temps à autre, durant la saison estivale, pour épater les touristes… à moins qu’on leur trouve une nouvelle vocation, ou au pire, qu’on les ait démolis; c’est arrivé ailleurs, ça pourrait arriver chez nous.  C’est déjà commencé d’ailleurs, dans les villes où jadis on construisait des églises à tous les deux coins de rue.

Parce que j’aime les histoires qui finissent bien, je termine avec cette phrase de Maurice Barrès : « Si l’église fait bien dans le paysage, c’est qu’elle y est une âme. » Indépendamment de toute croyance religieuse, moi je crois que les clochers nous invitent à regarder plus haut… c’est pour cela qu’on les aime!

Église Deschambault (photo: coll. Madeleine Genest Bouillé).

© Madeleine Genest Bouillé, 17 juin 2017

De choses et d’autres…

De choses et d’autres, quelques images inspirées par le fleuve et la navigation…

1961 :
Nos marins… On les voyait rarement à leur travail, sauf pour les épouses qui allaient parfois rendre visite à leur mari sur le bateau quand il était à quai. Sur la première photo,  on est sur une barge, à l’avant, et on regarde vers l’arrière. Je ne saurais décrire les « gréements », mais, c’est le temps de chanter : « Partons la mer est belle! » Sur l’autre photo, trois marins posent sur le même bateau sans souci du roulis ou du tangage… Vous vous doutez bien que cette photo m’a été donnée par le gars qui est au milieu.

1964 :
Quand on parle des « chaînes de roches », au large devant le cap, cette photo d’un navire qui descend le fleuve à marée très basse illustre bien cette particularité qui autrefois, rendait la navigation difficile. Imaginez ce que ça devait être jadis avant que le chenal soit creusé. Quand, dans les écrits des « anciens », on lit que «… à la hauteur de Deschambault, le fleuve est barré par un amoncellement rocheux qui faisait jadis une chute aussi haute que la cataracte du Niagara. Il s’agissait d’une descente en escalier, d’où, partant de 35 pieds d’eau à marée basse, on arrivait à la Pointe du Platon à environ 60 pieds d’eau. Cette descente rapide provoquait en surface du fleuve un remous aussi fort que dangereux appelé Rapides du Richelieu ». On comprend alors qu’autrefois, la navigation dans le fleuve était dangereuse, d’où la nécessité de construire un phare.  Aujourd’hui tout est beaucoup plus sécuritaire, mais il demeure que le courant entre la Barre à Boulard et la Pointe du Platon est toujours aussi « rapide »! Vous est-il déjà arrivé « d’écouter » la marée au gros baissant, entre la halte routière et le quai? Vous m’en redonnerez des nouvelles…

1967 :
De la rue St-JosephQuand j’étais jeune maman, il m’arrivait comme toutes les mères, de promener mes petits garçons. En cette belle journée d’automne 1967, le bébé avait environ sept mois, tandis que l’aîné avait 2 ans et demie. Le paysage ne devait pas tellement leur importer… ils étaient seulement heureux de faire une promenade! La vue qu’on a du fleuve quand on déambule sur notre ancienne « petite route » est toujours aussi magnifique!

 

© Madeleine Genest Bouillé, 16 août 2016

Le chasseur qui dessinait des bateaux

Il s’appelait Claude. C’était mon frère aîné, le deuxième enfant de la famille. Il aimait la chasse et les armes à feu qu’il collectionnait et dont il prenait grand soin, comme il l’aurait fait pour des œuvres d’art. D’ailleurs, pour lui, c’était vraiment des œuvres d’art. Il aimait le beau, en tout. C’était un homme cultivé; il lisait beaucoup sur des tas de sujets, entre autres, sur le cinéma, les bateaux –  il avait navigué durant plusieurs années, sur le fleuve et sur les Grands Lacs. Il adorait aussi la musique et possédait une impressionnante collection de disques anciens.

Le Tadoussac et Claude

Le Tadoussac, un navire sur lequel aimait bien bien travailler Claude.

Un jour, après qu’il eut cessé de travailler sur l’eau, peut-être parce qu’il s’ennuyait, il se mit à dessiner des bateaux. Il avait toujours eu beaucoup de talent pour le dessin; il a donc reproduit sur des cartons de toutes sortes, boite de savon à lessive ou de céréales,  pas loin d’une centaine de navires anciens, à voile ou à vapeur. Perfectionniste, il avait le souci du moindre détail; ces dessins sont de vrais chefs d’œuvre, et ils sont enfin  accessibles au public.

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Claude et Lorraine lors de leur mariage en 1960 (photo: coll. privée Madeleine Genest Bouillé).

Au fil des années, mon frère avait acquis une réputation de chasseur et de grand connaisseur en matière de fusils. À cette époque, nous avions un chien, Bruno, un bâtard descendant d’épagneul, que Claude avait à peu près réussi à dresser pour la chasse. Mon frère faisait la chasse aux canards à pied sur le bord du fleuve et il chassait aussi le petit gibier : lièvre, perdrix, renard, rat musqué ou autre animal sauvage. Après de longs préparatifs, il partait vers la fin de l’après-midi, le chien frétillant de bonheur sur ses talons; le meilleur temps pour chasser était comme il disait « la passe du soir ». Il faut  cependant avouer que Claude aurait difficilement pu aller chasser à l’aube, car comme plusieurs membres de ma famille, c’était un couche-tard et un lève-tard.  Quand il rentrait d’une de ses équipées de chasse en hiver, il parlait des pistes qu’il avait suivies,  décrivant l’ours – il s’agissait toujours d’un ours! – comme s’il l’avait vu. Il ne revenait pas toujours avec du gibier, quelquefois quand même il rapportait quelques belles prises. Mais quand il racontait ses histoires de chasse, alors là, on était au cinéma!  On n’avait pas le choix de le suivre sur la grève où, cachés derrière la grosse roche qu’on appelait « l’Empress », on voyait tomber lourdement le beau malard avec l’aile qui pendait… ou encore, on marchait avec lui dans le bois sur les pistes de ce vieil ours auquel il manque une griffe à la patte gauche.  Quel merveilleux conteur!

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(Photo: coll. privée Madeleine Genest Bouillé).

Je le revois encore très bien dans ma mémoire… même si vingt-huit ans se sont écoulés depuis son départ. Je le revois hochant la tête à grand coups, la pipe à la bouche, quand il écoutait quelqu’un. Il savait écouter; c’est sans doute une des raisons pour lesquelles tant d’hommes de tout âge s’arrêtait chez lui, soit pour faire réparer un fusil, ou tout simplement pour jaser… j’entends son rire, je vois ses épaules qui sautent. Il accueillait avec la même hospitalité aussi bien le vieux monsieur qui inventait des histoires toutes plus invraisemblables les unes que les autres, et qui ne venait plus à bout de s’en aller,  que le jeune chasseur qui commençait à collectionner les fusils et qui écoutait les conseils de mon grand frère religieusement. Il avait l’air serein, jovial, heureux. C’était un homme agréable à fréquenter.

Qui était-il en vérité? Bien franchement, je ne sais pas! Il parlait de tout, mais jamais de lui. La vie ne l’a pas toujours gâté. On sait qu’il a aimé naviguer. Ses plus belles années, il les a passées sur les bateaux. Il n’était jamais malade… malgré quelques difficultés à digérer qu’il combattait à coup de pilules de lait de magnésie. S’il avait des problèmes, il les gardait pour lui. Cette nuit de janvier 1988, fatigué de tout refouler, son cœur a refusé de continuer et l’a lâché tout net! Comme on dit par chez nous « net, fret, sec » ! Il n’avait que cinquante-trois ans…

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Mon mari Jacques jouant aux « pichenottes » avec Claude (photo: coll. privée Madeleine Genest Bouillé).

À l’époque, on passait deux bonnes veillées au salon funéraire et une heure encore avant la cérémonie des funérailles. Auprès du cercueil de mon grand frère, j’en ai vu défiler des gens, c’était surprenant! Ce n’était pourtant pas un notable, pas non plus un homme public. Après qu’il eut abandonné la navigation, il a occupé différents emplois. Enfin, pendant quelques années, il a vécu à l’extérieur de son village natal, pour nous revenir un peu moins d’un an avant son décès. En ces premières heures d’un deuil si brutal qu’on ne parvenait pas encore à le réaliser, en plus de la parenté, un nombre impressionnant d’hommes sont venus lui rendre hommage : anciens camarades de classe, marins avec lesquels il avait navigué soit sur les « bateaux blancs » ou sur des barges, amis ou connaissances. Étonnamment, j’en ai vu pleurer plus d’un. C’est rare un homme qui pleure. Alors vous pensez, autant que ça en deux soirées, c’est normal que je m’en souvienne!

J’ai écrit que la vie n’avait pas gâté mon frère Claude. Je me trompe probablement… Tous les témoignages d’amitié dont nous avons été témoins lors de son décès, il les avait sans doute ressentis durant les soirées où il causait de choses et d’autres avec ceux qui lui rendaient visite. Sauf pour le temps où il était sur le fleuve ou les Grands Lacs, ces moments furent parmi les plus heureux de sa vie. Se sentant apprécié, il communiquait sans contrainte et faisait profiter ses amis de ses nombreuses connaissances. Saint-Exupéry a écrit : « Dans la vie, il n’est qu’un luxe véritable, c’est celui des relations humaines. »  En ce sens, Claude a connu la vraie richesse.

AHAB Collection 2016

Le Ruth E. Merrill et le Franck M. Deering. Schooner 6 mâts, numéroté 6 et Schooner 5 mâts, numéroté 7. Original – Gouache sur papier 14,18 po. x 10,62 po.

Du 14 août au 1er octobre, les dessins de mon frère Claude seront exposés à la sacristie des Sœurs de l’église de Deschambault. Cliquez ici pour plus d’information.

© Madeleine Genest Bouillé, 12 août 2016.

Texte adapté d’un texte publié dans Récits du Bord de l’Eau

À mon Ami

216Comme ça fait longtemps que je suis venue m’asseoir à tes pieds. Tu me manques. Je m’ennuie de ces jours où, gris et silencieux, tu sembles attendre l’orage. C’est que tu es tellement changeant! D’un bleu vibrant à certains matins, presque mauve à d’autres moments. Parfois tu chuchotes si discrètement, on dirait que tu as peur de déranger;  tandis qu’aux jours de grandes marées, tu roules, mugis, déferles… écumant de folie. Qui crois-tu donc effrayer? Certes pas les goélands qui t’accompagnent de leurs cris, comme des commères : «  C’est ça, vas-y! Montres-leur qui est le boss… depuis le temps qu’ils te prennent pour n’importe quoi, même pour un dépotoir… » Il faut craindre la colère du juste, dit-on! Moi, je t’aime même quand tu es enragé et que tu montes… jusqu’à me laisser à peine un petit coin de grève où je peux te regarder cracher ta fureur, humble, recueillie, émerveillée devant ta puissance.

automne 2015hiver 2016 076Été comme hiver (quand mes fenêtres ne sont pas gelées), c’est vers toi que se porte mon premier regard encore ensommeillé. Le soir, tu es le dernier à qui je dis « Bonne nuit! » et à toute heure du jour,  tu es le témoin de ma vie. Quand ça va bien, je te fais partager ma joie, quand ça va mal, c’est aussi vers toi que je tourne les yeux. Tu es  mon confident. Les autres t’appellent « Saint-Laurent »; moi, je t’appelle « mon Ami »… peut-être le seul qui ne m’a jamais fait défaut.

Tu es toujours là, immuable… même si tu changes de visage cent fois par jour.  Même si l’hiver tu te caches sous une couverture glacée, tu es là quand même. Le soir, quand je me promène, je t’entends murmurer et choquer tes vagues contre les blocs de glace.  Quand le moment sera venu, je le sais, tu vas briser toute cette carapace et, tu vas sortir de là, triomphant. Je serai là pour participer à ta libération, j’irai te retrouver et, ensemble, nous pleurerons de joie!

014Alors, nous entreprendrons une autre « belle saison », avec des jours bleus et d’autres gris, avec des soirs roses ou dorés, avec la chanson de tes vagues pour m’éveiller le matin et pour me bercer la nuit. J’ai besoin de toi. Tu fais partie de ma vie. Tu délimites mon horizon, ce qui me fait dire que si je te perds… je perds le nord!

IMG_20160708_0013 (2)Jadis, durant les beaux jours d’été, je te rejoignais en chaloupe et, l’un portant l’autre,  nous longions la côte, tout le long de ce coin de pays qu’on appelle Deschambault, et dont tu es le seigneur incontesté.  C’est par toi que sont venus les premiers arrivants; c’est ta fougue et tes rapides qui les ont  fait débarquer ici… c’est sûrement à cause de toi qu’ils ont bâti ce petit village. Et à vivre près de toi, leurs descendants ont fini par te ressembler un peu : fiers, indépendants, n’aimant pas brusquer le cours des choses… n’aimant pas être dérangés. Tout comme toi, ils sont patients, persévérants, et ils aiment leur liberté. Même dans leurs mots de tous les jours, on retrouve ton influence, par exemple « on monte » à Montréal ou « on descend » à Québec!

photos jacmado 080806 094Depuis plusieurs générations, beaucoup de gars d’ici ont vécu avec toi, de toi. Ils ont remonté ton cours jusqu’à la tête des Grands Lacs; ils l’ont descendu jusque dans le Golfe.  Ils t’ont vu dans tes bons comme dans tes mauvais jours, ils ont appris à connaître tes écueils, tes hauts fonds, tes rapides. Sous les pluies glaciales de novembre, quand tu te confonds avec le ciel, dans la même grisaille, ils soupiraient après le foyer… Pourtant, chaque printemps, ils te revenaient. Ceux qui ont ainsi vécu près de toi de longs mois pendant plusieurs années ne t’oublieront jamais! Même pour ceux qui ont mis pied à terre depuis longtemps, tu demeures le seul horizon, comme tu es aussi le mien, toi, mon ami le Saint-Laurent!

© Madeleine Genest Bouillé, 28 juillet 2016

(D’après un texte paru dans le Journal-souvenir du 275e, en 1988)

« Filez, filez, ô mon navire… »

De nos jours, les bateaux sont énormes. Qu’ils transportent des conteneurs ou des croisiéristes, ils sont de plus en plus gros. Comme beaucoup de gens qui vivent sur le bord du fleuve, j’aime bien regarder passer les bateaux; c’est pour moi un passe-temps agréable et pas dispendieux. Autre avantage, ils vont moins vite et sont moins bruyants que les autos et les motos. C’est pourquoi je ne m’en prive pas. Quand il fait beau, j’aime à m’assoir dehors pour regarder filer les petits et les grands navires…

Goélette "Mont Laurier" sur le fleuve, 1967 (crédit photo: Fernand Genest).

Goélette « Mont Laurier » sur le fleuve, 1967 (crédit photo: Fernand Genest).

Parfois je m’ennuie des petits bateaux de ma jeunesse. Les goélettes, qu’on appelait des « pinottes », et qui peinaient en remontant le fleuve, dans les rapides du Richelieu. Autrefois, à marée basse, certaines de ces petites embarcations en bois devaient attendre le montant pour continuer leur route. Des années plus tard, quand je suis allée à l’Île-aux-Coudres, j’ai vu plusieurs de ces goélettes à l’abandon sur la grève, quel spectacle désolant! Le film de Pierre Perreault, Les voitures d’eau, tourné en 1968, raconte la vie difficile des constructeurs de goélettes et des navigateurs de ce temps-là. Le cabotage sur ces petites embarcations était un travail exigeant et, financièrement, de moins en moins rentable au fil des ans. C’est ainsi que les goélettes ont disparu l’une après l’autre.

Le "Frankliffe Hall". Autrefois, on remettait aux marins une photo de "leur" bateau (coll. Jacques Bouillé).

Le « Frankliffe Hall ». Autrefois, on remettait aux marins une photo de « leur » bateau (coll. Jacques Bouillé).

Il ne faudrait cependant pas croire qu’il n’y avait que des petits bateaux à l’époque dont je parle. Nombreux étaient les vraquiers, qu’on appelait « barges de lac », et les pétroliers, sur lesquels travaillaient les navigateurs de Deschambault. Ces navires sillonnaient le fleuve du golfe jusqu’aux Grands Lacs. S’y retrouvaient aussi bien des jeunes de dix-huit ans à peine que des marins chevronnés et des pilotes. Certains de ces hommes de mer ont passé leur vie sur le fleuve. Quand un bateau sur lequel travaillait quelqu’un de chez nous était signalé, les femmes de marins demeurant au bord du fleuve avaient coutume de saluer le bateau avec une nappe de couleur vive qu’elles secouaient en guise d’étendard! Je revois encore mes tantes sur le bord de la côte dans la petite rue Saint-Joseph… Avec l’ouverture de la Voie Maritime du Saint-Laurent en 1959 sont apparues les barges de 700 pieds et plus. En raison de l’accroissement du transport par bateaux que favorisait cette nouvelle voie, on construisit des barges plus modernes, donc plus rentables. Quelle fierté c’était pour un navigateur quand il disait : « Là, j’embarque sur un 750 pieds! »

Publicité du "Pacifique Canadien" , dans la "Revue Populaire", 1958.

Publicité du « Pacifique Canadien » , dans la Revue Populaire, 1958.

Il y avait aussi des bateaux de croisière, lesquels, s’ils étaient moins nombreux et moins imposants que maintenant, nous faisaient quand même rêver! Chaque semaine passait un des paquebots qui faisaient la navette entre Montréal et Québec et qui se rendaient aussi jusqu’à Pointe-au-Pic et au Saguenay. Mon frère Claude a travaillé sur le Tadoussac, un des « bateaux blancs » de la Canada Steamship Lines. C’était l’âge d’or du tourisme fluvial! Parmi les gros transatlantiques qui circulaient sur le fleuve à cette époque, on remarquait les majestueux Empress du Canadien Pacifique. Des bateaux blancs, eux aussi, mais reconnaissables à leur cheminée jaune, avec un damier rouge et blanc. Je me souviens surtout de l’Empress of Canada et de l’Empress of Scotland. Peut-être y en avait-il d’autres, mais ma mémoire n’a retenu que ces deux-là. Quand la température le permettait, lorsqu’un de ces navires était signalé, on accourait pour le voir passer sur le quai ou au bord de la côte chez mon grand-père.

Comme dans tous les villages érigés sur le bord du fleuve, dans le temps, presque toutes les familles comptaient au moins un marin, et souvent plus. Les bateaux faisaient partie du décor durant toute la saison de navigation. On connaissait le nom des navires qui circulaient régulièrement, on savait leur horaire; ils faisaient partie de la famille! Les femmes des marins se téléphonaient : « As-tu vu descendre le bateau de ton mari? Hier le mien est monté… Il s’en allait à Port-Colborne. » Le fleuve faisait aussi partie de notre langage, ainsi on montait à Montréal et on descendait à Québec. On ne se préparait pas aller quelque part, on se « greyait » et on « embarquait » dans l’auto plutôt qu’y monter. Il était préférable, nous disait-on, de cuire le pain et les gâteaux à marée montante, ça levait mieux. Encore aujourd’hui, le fleuve prédit la température : quand la côte du sud se mire dans l’eau, on aura de la pluie le lendemain. Si à l’ouest, on ne distingue ni mer, ni terre… la pluie est déjà à Grondines et elle s’en vient. Quand, au vent de nordet, le fleuve déroule de longues vagues grises, le mauvais temps risque de s’installer pour quelques jours!

De tout temps, dans notre village, les bateaux qui voguent sur le fleuve ont occupé une place importante dans la vie des gens, à plus forte raison quand on avait un homme à bord. C’était tout naturel! Si, de nos jours, le nombre des navigateurs a beaucoup diminué, nous avons gardé l’habitude de regarder les navires qui filent au gré des marées, beau temps, mauvais temps!

© Madeleine Genest Bouillé, mai 2015

Le "SpruceBranch" (coll. Jacques Bouillé).

Le « Spruce Branch » (coll. Jacques Bouillé).