La mémoire est une bibliothèque

Ce beau mot n’est pas de moi. Je l’ai trouvé dans un livre. Mais j’ai aimé cette expression et je l’ai retournée dans ma tête comme j’ai l’habitude de faire quand j’aime un mot ou une expression. Tenez, comme quand j’étais enfant et que j’avais entendu parler d’un « coffre d’espérance ».

Mado avec chienJe vois très bien la première bibliothèque, toute petite avec seulement les quelques livres d’images que contient la mémoire d’un enfant. Dans ces livres, on voit des jouets, des personnes… un chat, un chien, très laid, mais gentil avec un bon regard. Je vois aussi un tricycle en bois rouge et bleu. La mémoire est aussi auditive; une musique se fait entendre, la petite valse, sur laquelle l’enfant dansait toute seule dans le salon. Un peu plus tard, s’ajoutent une maison, une chambre… des rideaux fleuris. Il y a aussi des odeurs : une tarte aux framboises qui cuit dans le four, un bouquet de muguet, des pommes dans un plateau rose. Peu à peu, l’enfant grandit, la bibliothèque se garnit de toutes sortes de documents pêle-mêle. Il y a encore des photos, mais elles sont mélangées avec les cahiers de devoirs, les livres de classe, des feuilles éparses annotées, tout ce qui rappelle la vie étudiante. Parmi ces souvenirs pas toujours joyeux, se glissent des dessins, des poupées de papier, un view-master. Puis, graduellement, la gardienne de la mémoire fait le ménage; elle ne veut garder que ce qu’elle considère comme de beaux souvenirs. Elle tente de faire disparaître la chambre aux rideaux tirés parce que le soleil pourrait blesser les yeux d’une jeune malade, le lit dans lequel il faut rester couché pendant plusieurs jours à cause de la rougeole. On préfère garder l’image d’un piano, des cahiers de la Bonne Chanson, puis cette chanson que l’enfant aimait beaucoup: « Le rêve bleu, léger, mystérieux… comme un oiseau, vole autour des berceaux… »

MadoJacLes jours, les mois passent… voici que le temps file à toute allure. Le Présent prend toute la place; il prépare l’Avenir et n’a que faire des souvenirs! Pauvre bibliothèque! On la délaisse; pourtant, elle aurait besoin de rangement. Des jeunes dansent sur les airs entraînants diffusés par un juke-box. Les images défilent à toute allure : des robes à crinoline qui virevoltent… des bouteilles de coca-cola, des cornets de frites jonchent les petites tables carrées d’un restaurant. Les odeurs de friture et de cigarette masquent le parfum des fleurs. C’est l’été! Puis, quelque chose se passe… une figure s’impose et fait reculer toutes les autres dans l’ombre. C’est celle d’un garçon. On ne voit que lui! Le Présent, c’est lui! Même s’il ne le sait pas encore, il sera aussi l’Avenir…

enfants2Les années ont passé. Des figures nouvelles sont apparues, des bébés qui ont grandi si vite! La bibliothèque a dû être agrandie. On y voit les photos de deux maisons, une chaloupe, puis une autre et une autre encore. Des murs peints en jaune, puis en vert… Des bouts de papier peint, un piano, des livres, des bandes dessinées. Il y a tout plein de jouets éparpillés, un chat, puis un autre et encore un autre; vraiment une collection de chats! Plus tard enfin, on voit de mignons vêtements roses, des poupées, des toutous, des petites pouliches. On s’attarde sur les albums de photos des fêtes de famille, des Noëls tout illuminés. Comme il y en a! Des autos, plusieurs. Des étés, des voyages en Gaspésie, des automnes, des hivers, et des printemps avec l’amélanchier en fleurs, le parfum des lilas… Et d’autres étés, et encore la Gaspésie!

La famille Genest, en 1956.

Avec le temps, notre bibliothèque a atteint sa pleine capacité, elle travaille jour et nuit, pour choisir ce qui vaut la peine d’être conservé. Des photos en noir et blanc défilent… les images de ceux et celles qui ne sont plus dans le monde des vivants. Pauvre mémoire! En vieillissant, nous lui donnons du fil à retordre… Alors parfois, elle joue à la cachette; elle transmet le mauvais mot, une image différente de ce qu’on voudrait. On dit que la mémoire est capricieuse, ainsi s’il lui arrive d’embellir l’histoire, parfois elle refuse de rappeler certains faits. C’est peut-être mieux ainsi. Elle sait ce qui est bon pour nous et ce qui peut nous faire mal; il y a des choses qu’il est préférable d’oublier. Je termine cette réflexion avec ces paroles d’une chanson qui dit comme ça :

« C’est incroyable, la mémoire, comme ça déforme la vue.
Ça vous raconte une autre histoire, que celle qu’on a vécue. »

Comme c’est vrai!

© Madeleine Genest Bouillé, 24 février 2016

C’est donc de valeur!

Oui, c’est ben de valeur que personne ne sache d’où vient cette expression, que nous, les natifs des années quarante et cinquante, disons encore assez souvent quand on veut exprimer un regret, ou déplorer certaine chose. Par contre, en parlant d’un bébé qui n’était pas tannant ou qui faisait ses nuits, autrefois on disait qu’il n’était pas de valeur. Cette expression aurait donc deux significations. Comment expliquer ça? Mystère et boule de gomme!

Pour nous, les « seniors », il y a ainsi tout plein de ces vieux mots ou tournures de phrases que nous utilisons encore par habitude. Quand il fait froid et qu’on entend péter les clous, on dit qu’il faut mettre une attisée dans le poêle… Que voulez-vous, on a grandi dans des maisons où le froid faisait péter les clous et alors la mère disait : « Mettez donc une attisée quelqu’un… on gèle! » Le langage des anciens faisait aussi beaucoup référence à la nature, aux animaux. Ainsi, quand on tenait à une chose en particulier, on disait qu’on ne l’échangerait pas pour une terre en bois debout. Il était d’usage autrefois de prendre le temps de bien faire les choses et de ne pas brûler les étapes, ainsi on disait de ne pas mettre la charrue en avant des bœufs. Tout le monde connaît le vent à écorner les bœufs ou le temps à ne pas mettre un chien dehors. Ces expressions avaient l’avantage d’être très imagées! Comme celle de ma mère quand elle faisait cuire un rôti de porc au four; lorsque la viande commençait à grésiller elle disait : « le cochon crie, c’est le temps de l’arroser! »

Il est loin le temps où l’on disputait les enfants tannants en les appelant petit insécrable (une déformation du mot « exécrable ») ou espèce de pas de service!  Et en définitive, on disait : « t’as donc pas de jarnigoine! » Les troubles de comportement devaient bien exister, mais quand il y avait six, huit ou dix enfants dans une maison, on n’avait pas le temps de se pencher sur les particularités de chacun; ils étaient tous élevés de la même manière. Parfois on disait en parlant d’un jeune plus turbulent : « Je sais pas ce qu’il a celui-là, y a pas moyen de le faire tenir tranquille, une vraie queue de veau! » Le diagnostic était prononcé, la sentence tombait, froide et implacable : « Quand ça comprend pas par un bout, ça comprend par l’autre! »

Il n’est que de voir l’expression interrogative ou étonnée dans le regard de nos petits-enfants qui ne sont plus petits, pour comprendre que notre parlure est parfois quelque peu désuète. Par exemple, par un jour de grand vent d’automne, on demande au jeune qui nous arrive sur son vélo : « As-tu au moins un bon coupe-vent ?  – Un quoi ? – Une veste, un manteau.Aaaah! oui. » Compréhensif, le grand-père ajoute: « Tu pédalais vent devantVent… quoi ? Grand-père traduit : « Tu avais le vent dans la face! » À la jeune étudiante qui doit écourter sa visite dominicale aux grands-parents parce qu’elle a un devoir de maths à terminer, c’est la grand-mère qui dira, compatissante et se souvenant du temps de ses études : « J’espère que t’as pas trop de misère ?  –  De la misère ? Non, ce n’est pas si difficile. »  Il ne se passe pas d’année sans que les étudiants aient une ou deux campagnes de financement pour des activités parascolaires; évidemment, les grands-parents sont des clients tout désignés. Ils ne disent jamais non! Lors d’une de ces campagnes, grand-papa, sortant son portefeuille pour payer les achats, a laissé tomber tout bonnement: « Au moins, vous êtes pas trop chèrants ! » … Il aurait parlé en russe que la jeune vendeuse n’aurait pas eu l’air plus perplexe.

Les jeunes comprennent plus vite que nous les complexités de l’informatique, d’Internet et des réseaux sociaux. Il y a là un langage particulier qu’on adopte difficilement. Quand il est question d’application, de fonctionnalité, de site, de page, de lien, de menu (rien à voir avec la bouffe!) et j’en passe, ça devient vraiment trop compliqué! On est alors tenté de laisser tomber en disant: « Tu parles d’un aria! » Chose curieuse, ce mot qui signifie « désagrément » et qui se retrouve régulièrement dans les mots croisés est très rarement utilisé… sauf par nous, les « aînés »!

Bon, on peut pas dire que c’est un soir où il fait un frette noir, au point que les clous pètent… mais c’est assez pour avoir envie de rester encabané. Ça fait que je vais mettre ma jaquette et m’en aller dans ma couchette! Bonne nuit!

© Madeleine Genest Bouillé, février 2016

Dans les papiers de Jeanne, il y avait… (2e partie)

Dans un numéro de la Revue Populaire de 1947, un article avait pour titre La Châtelaine de Manderley. On rapportait une entrevue avec une romancière anglaise très à la mode. Il s’agissait de Daphné du Maurier, dont plusieurs romans ont été mis à l’écran. Cette auteure née en 1907 et décédée en 1989, était fille et petite-fille d’écrivains. On la nommait « la Châtelaine de Manderley », en référence au roman intitulé Rebecca, paru en1938, et dont Alfred Hitchcock a fait un film célèbre.

789985Le manoir que Daphné du Maurier décrit ainsi, justement dans Rebecca : « C’était Manderley, notre Manderley secret et silencieux comme toujours avec ses pierres grises luisant au clair de lune de mon rêve, les petits carreaux des fenêtres reflétant les pelouses vertes et la terrasse »; cette magnifique demeure, donc, est sise en Cornouailles et s’appelle Menabilly. C’était à l’époque la propriété de l’auteure, où elle vivait avec son mari le Major Frederick Browning et ses trois enfants.

Daphné du Maurier a écrit plusieurs romans entre 1931 et 1955, des livres que ma mère et moi avons aimés et que plus tard, à son tour, ma fille a lus et appréciés, tels l’Auberge de la Jamaïque, Rebecca, Ma cousine Rachel. Des romans tellement bien écrits, indémodables… Ils font partie de ces livres qu’on relit avec toujours le même plaisir.

IMG_20160210_0002Parlant d’auteurs, dans une revue de 1955, ma mère avait conservé cet article : « Il y a un an mourait Colette. » En effet, cette écrivaine, dont on nous défendait la lecture dans mes années d’étudiante, est décédée le 9 août 1954, à l’âge de 81 ans. Son premier roman à succès écrit au début des années 1900, avait pour titre Claudine à l’école. Par la suite, Claudine a été le personnage principal de plusieurs romans. En 1955 je ne connaissais pas encore Colette. J’ai vu le film Gigi, tourné à cette époque, et j’ai ensuite lu le roman du même nom. C’est l’histoire d’une très jeune fille, que sa grand-mère, sa tante et sa mère veulent « placer », chez un monsieur fortuné. Gigi constatant qu’elle vit dans une famille de célibataires, a cette réplique : « Je comprends que dans notre famille, on ne se marie pas », phrase à laquelle sa grand-mère répond ceci : « Non, pas exactement, seulement, au lieu de se marier « déjà », il arrive qu’on se marie «  enfin »! J’ai aimé l’écriture de Colette, son esprit pétillant, son sens de l’humour. Ses mœurs légères ne choqueraient plus grand monde aujourd’hui… et son style d’écriture serait toujours à la mode!

IMG_20160209_0005Enfin, dans un numéro de 1951, on apprend que « La femme doit sa liberté à la machine à écrire. » Je vous fais un résumé de la page consacrée à cet article. Les premières machines à écrire auraient été à l’usage des aveugles. Au cours des années 1800, un premier brevet a été accordé à William Burt de Detroit. Plus tard, Xavier Progin de Marseille, inventa une « Machine Krypthographique ». En 1867, la presse commence à s’intéresser à une machine inventée par John Pratt. La même année, un imprimeur, Christopher Scholes, commença des expériences qui devaient rendre célèbre dans le monde entier le nom de Remington. En 1882, on lit qu’il ne se vendait pas plus de 1500 Remington par an. C’est alors que l’Association des Jeunes Femmes Chrétiennes (Y.W.C.A.) lança en Angleterre des cours de dactylographie pour femmes. Les hommes d’affaires assez audacieux pour employer ces dames rédactrices furent enchantés des résultats. On dut se rendre à l’évidence que la lettre tapée était non seulement plus facile à lire, mais plus digne que la meilleure calligraphie du meilleur clerc. Depuis ce temps, il va sans dire, la machine à écrire s’est imposée. Il est certain que dans les pays occidentaux, c’est la machine à écrire qui la première donna aux femmes la possibilité d’entrer dans la vie active.

Je termine ce deuxième volet des « extraits des papiers de Jeanne » par une anecdote juridique, parue dans une revue de 1938. « Au cours d’un récent procès à Londres, une femme qui avait un peu cassé la figure de son mari présente sa défense en ces termes : mon enfant de six ans a battu le chat; ma fille de quatorze ans tapa sa petite sœur parce qu’elle avait battu le chat et mon mari donna ensuite la volée à ma fille de quatorze ans parce qu’elle avait frappé sa petite sœur. Alors, naturellement, moi j’ai donné la volée à mon homme pour avoir battu ma fille. »

Je vous reviens prochainement avec encore quelques vieilles histoires…

© Madeleine Genest Bouillé, 10 février 2016

Dans les papiers de Jeanne, il y avait…

Je vous ai dit que ma mère était ramasseuse. Dans ses paperasses, il y avait de tout. J’ai conservé plusieurs de ces découpages dans les revues et journaux. À ce propos, j’ai appris que l’abonnement à la Revue Populaire dans les années quarante coûtait 2.00$ pour un abonnement de deux ans! Maman aimait bien ces revues, il y avait aussi la Revue Moderne, où l’on retrouvait pas mal les mêmes sujets; de l’Histoire, des nouvelles, des artistes locaux et internationaux, une chronique de livres, des conseils sur l’étiquette – ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, selon les usages. Évidemment, il y avait aussi des pages de mode, parfois des patrons de couture et autant de publicités qu’on en voit dans nos magazines, avec en plus les recettes de cuisine présentées par les grandes chaînes alimentaires telles Kraft, Catelli, Aylmer, etc…

IMG_20160209_0001Tout d’abord, un peu d’Histoire. Depuis quelque temps, on nous parle beaucoup du 375e anniversaire de la fondation de Montréal. J’ai cinq pages de texte avec illustrations anciennes et photos sur le 300e anniversaire de cette ville, cela avait paru dans la Revue Populaire de mai 1942. On peut lire que « M. de Maisonneuve a fondé Villemarie (on l’écrit ainsi) en 1642, et que l’ingénieur D’Ailleboust a ajouté de solides bastions en 1645. Les fortifications hautes de 12 pieds 8 pouces formaient un quadrilatère mesurant 320 pieds de côté ». Un peu plus loin, on apprend que : « en 1693, Montréal comptait une population de 800 âmes. En 1880, la ville compte 140,000 personnes. C’est la plus grande ville du pays. Et, en 1900, avec un total de 267,000 âmes Montréal a presque doublé sa population en vingt ans. C’est le plus grand centre industriel et maritime du pays ». Si M. de Maisonneuve revenait à Villemarie… il s’y perdrait à coup sûr!

IMG_20160209_0002Parlons maintenant de livres… Nous sommes en 1945, Gabrielle Roy vient de publier le roman qui la rendra célèbre et qui a pour titre Bonheur d’occasion. On sait que l’action de ce roman se situe dans le quartier Saint-Henri, à Montréal. Un quartier ouvrier où vivaient des familles nombreuses entassées dans des logements souvent insalubres, et tellement près du chemin de fer que les murs tremblaient au passage des trains (comme il est mentionné dans Bonheur d’occasion). Aimé Plamondon, un des collaborateurs de la Revue Populaire, a donc écrit un article, À Saint-Henri, sur les pas de Florentine, il était accompagné du photographe Conrad Poirier. Les photos étaient toujours en noir et blanc, la couleur étant réservée pour les annonces publicitaires. L’auteur a donc visité les lieux où se déroulent plusieurs scènes de la triste histoire de Florentine Lacasse. J’en ai choisie quatre, dont l’intérieur de l’église paroissiale où Florentine est allée prier la Sainte Vierge pour revoir Jean, le jeune homme dont elle est éprise. Une des photos montre un cinéma de quartier, où Florentine a attendu Jean en vain, tandis que sur une autre, nous voyons le restaurant du quartier « Les Deux Records », et enfin, on peut voir la demeure où Azarias Lacasse va déménager sa famille. Il dira à sa femme, Alphonsine : « J’ai trouvé notre affaire! Cinq chambres, une salle de bain et un petit bout de galerie. » L’été dernier, j’ai relu ce roman de Gabrielle Roy. Je me rappelle que maman avait dit après en avoir fait la lecture : « Être pauvre en ville, c’est bien pire qu’être pauvre en campagne… c’est la misère! »

IMG_20160209_0003 Dans un autre numéro de la Revue Populaire, en 1947, j’ai trouvé un reportage photos sur les restaurants les plus réputés de Montréal. Je ne peux pas publier toutes les photos, mais je vous fais voir quelques-uns de ces endroits bien connus à l’époque. Malheureusement, je ne pourrais pas vous dire si ces lieux existent encore. Voici les photos de quatre de ces restaurants : La Bohème, sur la rue Guy, le Café Martin, sur la rue de la Montagne, Chez Pierre, rue Labelle et le plus récent, le Quartier Latin, rue de la Montagne. On mentionnait aussi Le Café Busque et Chez Ernest, tous deux sur la rue Drummond et Chez Roncari, rue Saint-Laurent.

IMG_20160209_0016Pour terminer cette première partie des « extraits des papiers de Jeanne », en 1952, une page de la revue soulignait les 4 ans du Prince Charles… futur roi d’Angleterre. L’article de la revue titrait « Un petit garçon pas comme les autres ». On disait dans cet article qu’un des spectacles qui le fascinait le plus était la relève de la Garde. On dit qu’ « il imitait ensuite avec un réalisme saisissant tous les mouvements des gardiens à la tunique écarlate. »

 À bientôt pour d’autres vieux potins.

© Madeleine Genest Bouillé, 9 février 2016

Chère balançoire…

Ma balançoire est vide, toute seule, par ce soir d’hiver… Le vent la bouscule sans ménagements, elle se désole. Comme je la comprends! Alors, en attendant le retour des beaux jours, je lui dédie cette page.

photos jacmado 270809 223Chère balançoire, tu fais partie de notre décor extérieur depuis déjà un certain temps. Je t’avais reçue en cadeau pour la Fête des Mères, il y a de cela pas loin de dix ans, si je ne m’abuse. Tu remplaçais une de tes pareilles qui avait rendu l’âme après plusieurs années de bons et loyaux services. Pour mal faire, cette année-là, l’été tardait et j’ai dû attendre le début de juin pour profiter de ta présence. Au début, on t’avait installée en plein soleil; ça n’était pas une très bonne idée, étant donné que je n’aime le soleil que quand je suis à l’ombre! Avant de trouver le bon endroit, on t’a déménagée deux ou trois fois. Mais tu restais toujours du côté est de la maison.

Il y a quelques années, nous t’avons peinte en vert afin que tu t’harmonises avec la maison et le hangar; j’avoue que cette couleur te va très bien. L’été dernier, je m’étais dit comme ça, que ça serait bien si tu étais plus proche de la galerie; on t’a donc déplacée du côté ouest du parterre. Tu es ce qu’on pourrait appeler une « balançoire voyageuse »! Comme j’ai passé ce dernier été pratiquement toujours à la maison, j’ai profité de ta présence plus que jamais. On est si bien en ta compagnie! Un érable tout près nous offre son ombrage, quand le soleil tape trop fort. Comme il est agréable de se balancer tranquillement avec un bon livre ou un recueil de mots croisés! Et par les jours de grande chaleur, tu sais te faire accueillante, quand on se berce à deux, à trois ou à quatre… avec une boisson fraîche ou une bonne crème glacée!

photos jacmado 080806 112 (2)On ne peut se le cacher, là où nous sommes situés, il y a bien quelques inconvénients… Nous demeurons à proximité du Chemin du Roy; tout au long de la belle saison, tu dois donc comme nous subir le trafic incessant et surtout le vacarme infernal des motos, en particulier les fins de semaine. Heureusement, cela ne semble pas t’incommoder. Et puis, il y a quand même des avantages. Le décor est magnifique! Pendant que les oiseaux gazouillent dans les arbres, un petit suisse court le long des fils électriques ou téléphoniques… les papillons viennent butiner les fleurs tout près, sans demander la permission. Un grand aigle tourne très haut dans le ciel au-dessus des frênes et des saules qui bordent la rive du fleuve. C’est presque le paradis!

À l'arrière-plan, le vieux hangar où autrefois on ferrait les chevaux...

À l’arrière-plan, le vieux hangar où autrefois on ferrait les chevaux…

Quand le soir tombe et que le trafic ralentit, on entend le murmure des vagues, à la marée montante. C’est l’heure que je préfère… L’heure où j’ai envie de faire un retour dans le temps. Notre demeure est habitée depuis presque deux cents ans. Au début, avant la réfection de la route en 1937, notre maison ainsi que quelques voisines étaient placées au sud du chemin; à cette époque, le tracé de la route principale passait sur ce qu’on appelle maintenant la rue Saint-Laurent. Les trois ou quatre maisons dont je parle ont alors dû être transportées du côté nord. Nous avons aussi un hangar, qui fut jadis un atelier de forgeron; comme il n’a jamais été refait, il a toujours ses trois portes et la petite porte du fenil. Quand nous avons emménagé ici, il y avait encore des vestiges du feu de forge et des stalles pour les chevaux. Il faut que tu saches, ma chère balançoire, que tu es sise en sol historique!

Notre maison, du temps de la famille Rousseau, à l'intersection de la route Bouillé et de la "Route 2" (chemin du Roy).

Notre maison, du temps de la famille Rousseau, à l’intersection de la route Bouillé et de la « Route 2 » (chemin du Roy).

Souvent, j’essaie d’imaginer la vie des femmes qui m’ont précédée dans cette maison. Avant nous, la dernière famille qui a habité ici était les Rousseau; Madame Rousseau était une Julien, de Deschambault. Au début du siècle le propriétaire était Gédéon Perron et auparavant, il y eut une Dame Mac Cormack. Comment était la vie de ces femmes? Je me demande si elles apprécieraient les changements qu’on a apportés à la maison. J’aime à croire qu’elles étaient heureuses… Même s’il n’y avait pas encore de balançoire autre que les balançoires « à corde » des enfants, sûrement que les femmes de la maison devaient venir s’asseoir sur la galerie, par les beaux soirs d’été, quand les travaux du jour étaient terminés. Peut-être que, comme nous, elles se reposaient et causaient, en écoutant le murmure des vagues à la marée montante…

Chère balançoire, quand l’été reviendra, avec tous ses parfums, ses chants d’oiseaux, ses insectes piqueurs et bourdonnants, j’aimerais que tu te sentes en vacances toi aussi, même si tu ne changes jamais de décor et que tu ne fais pas de long voyage. Tu fais partie de notre été, tu partages nos moments de détente, tu berces aussi bien les rêves des plus jeunes que les discussions enflammées des adultes. Tu accompagnes doucement les voix des plus vieux qui se racontent leurs souvenirs. Tu es une compagne précieuse!

Patiente encore quelques mois… nous te reviendrons!

© Madeleine Genest Bouillé, février 2016