Dans mes souvenirs, il me semble que papa était toujours en congé le premier jour de l’année. Jusqu’à cette nuit de fin décembre 1960, où il a été renversé par une auto, sur un coin de rue à Montréal. Il finissait son « chiffre » et devait prendre l’autobus le lendemain matin pour venir fêter le Jour de l’An. Nous avons commencé l’année 1961 sans lui… avec très peu d’espoir de le revoir vivant. Il a survécu; et ensuite, il a toujours été avec nous pendant les dix-neuf dernières années de sa vie, bien présent, mais cloué dans un fauteuil.
Je reviens au Jour de l’An de mon enfance… On allait d’abord à la messe, puis on se rassemblait pour la bénédiction que papa nous donnait solennellement. Ensuite, avant de passer à table, papa nous servait un « petit doigt » de vin rouge – du Saint-Georges – dans de minuscules verres en forme de baril. Je ne me souviens pas à quel âge on commençait à jouir de ce privilège. Mais c’est un souvenir qui m’est très cher. Ça nous donnait l’impression d’être aussi important que les grandes personnes.
Pendant longtemps, nous avons reçu nos cadeaux au Jour de l’An. Ça s’appelait alors des « étrennes ». Je ne me rappelle pas à quelle occasion cette coutume a changé, ni pourquoi. Maintenant, dans ma famille, une année sur deux, nous échangeons nos présents le premier de l’an et les plus jeunes reçoivent un « bas du Jour de l’An ». J’aime bien souligner ainsi le début de l’année. La fête des Rois n’étant plus célébrée le 6 janvier (souvent même, l’école est recommencée), alors dans bien des familles, le temps des Fêtes se termine le 1er janvier. Si vous déambulez dans les rues au cours des premiers jours de janvier, vous découvrirez plusieurs sapins dehors, déjà au rebut! Vous les reconnaîtrez à leur mine triste, arborant encore quelque décoration brillante, pour rappeler le rôle qu’ils ont joué un temps, hélas, trop court!
Le Jour de l’An, c’était aussi le souper chez mon grand-père. La « petite route » n’était pas loin de la « vieille route », cependant, mon père préférait qu’on se rende en taxi, les plus jeunes étant encore petits. Comme il n’y avait pas de places pour toute la famille, les aînés se rendaient à pied. Mes parents avec les plus petits, prenaient le taxi de M. Frenette. Je me rappelle encore cette voiture fermée, tirée par un cheval pas trop pressé. Nous ne voyions strictement rien, les vitres étant gelées, il faisait noir et nous étions tassés comme des sardines. Le plus jeune de mes frères pleurait tout au long de la route… heureusement, la « maison du cordonnier » n’était pas loin!
J’ai le souvenir de l’arrivée chez mon grand-père… c’était peut-être après le décès de grand-maman, qu’on appelait « Memére ». Je nous revois, dans la maison pleine de monde; il faisait chaud, ça parlait fort, ça riait! En plus des oncles, tantes et cousins qui demeuraient dans cette maison, il y avait la famille de mon oncle Jean-Paul qui était venue de Saint-Basile. Je ne me rappelle pas des mets qu’on nous servait, mais je me revois encore à la tablée des enfants, il y avait un long banc appuyé au mur, on l’appelait « le banc des innocents », c’était pour nous! Ce dont je me souviens le plus, c’est de la chaleur du poêle, l’odeur de la nourriture, le plaisir évident qu’on avait tous à se retrouver, les rires, les boutades qui fusaient de part et d’autre… C’était ça, le Jour de l’An!
Et après, il y avait la veillée. Tante Rollande au piano ou à l’harmonium, car elle a possédé ces deux instruments, mon père était invité à chanter. Il entonnait tous les cantiques de Noël et nous reprenions les refrains en chœur. Ensuite, mon oncle Jean-Paul prenait son violon, tante Gisèle sa guitare, et alors se succédaient les chansons à répondre, dont certaines faisaient partie, si on peut dire, « des trésors de famille »! Je ne connais pas les vrais titres de ces chansons, il y avait entre autres : « J’ai mis des cordes dans mon zing-zing, j’ai mis des cordes dans mon violon »… « Mitaines et chaussons »…. « Le démon sort de l’enfer pour faire le tour du monde ». Et combien d’autres! Des chansons dont nous ne comprenions pas le double sens, mais les rires des adultes étaient tellement communicatifs que nous avions autant de plaisir qu’eux! C’était ça aussi, le Jour de l’An!
Certaines années, au cours du temps des Fêtes, nous allions veiller chez mon oncle Jean-Paul. Personne n’avait encore d’auto dans la famille, mais il se trouvait toujours « une connaissance » dans l’entourage pour nous conduire. C’était un privilège d’être admis dans l’auto. Les automobiles de ce temps-là avaient l’avantage de posséder de longs sièges sur lesquels on pouvait aisément asseoir trois personnes à l’avant et quatre ou plus à l’arrière. Pour le plaisir d’aller veiller à Saint-Basile, on acceptait sans problèmes de se tasser un peu. Quelle belle soirée, encore une fois, pleine de rire et de musique! Ah! oui, vraiment… « c’était comme ça que ça se passait, dans le temps du Jour de l’An »!
© Madeleine Genest Bouillé, janvier 2016