Vous connaissez sûrement cette chanson Il était une fois des gens heureux. Ça raconte l’histoire des gens qui ont vécu avant nous dans ce pays, ceux qui nous ont fait ce que nous sommes, qui nous ont légué tout ce qu’ils avaient et tout ce qu’ils savaient. Des gens heureux… du moins c’est ce qu’il nous semble, quand on regarde les albums de photos. C’est l’une de mes chansons préférées. Elle est de Stéphane Venne, un de nos meilleurs auteurs. Je vous livre la réflexion que cette chanson m’a inspirée.
« C’était en des temps plus silencieux… » Il n’y avait pas cette foule d’appareils électriques qui fonctionnent tous en même temps dans la maison, avec la télévision toujours présente, même quand personne ne l’écoute, et ces tablettes et ces téléphones intelligents qui mobilisent l’attention, tellement qu’on ne se parle plus! La radio jouait en sourdine, on augmentait le son seulement pour les programmes qu’on écoutait religieusement : les romans-fleuve, les nouvelles, et le soir, le chapelet en famille, puis le samedi, la soirée du hockey. Quand les programmes étaient terminés, on tournait le bouton. Le silence avait du prix et il mettait en valeur les conversations des gens de la maison. On avait le temps de se regarder, de se parler. Autour de la table, à l’heure du repas du soir, on se racontait sa journée. Les enfants manifestaient leur présence en faisant semblant de se chamailler; si le ton montait, on les réprimandait un peu, pour la forme. « Parlez à ceux qui s’en souviennent… »
« Ils disaient toutes choses avec leurs yeux si pleins de confiance… » Dans la famille, on se faisait confiance. Les explications duraient moins longtemps, il n’était pas nécessaire d’en dire trop. D’un regard on se comprenait. Chacun faisait son métier : le père gagnait le pain de la maisonnée, certaines décisions lui revenaient de droit. La mère, eh bien, c’était la mère, le cœur de la famille et c’était elle qui avait en définitive, le dernier mot. Elle disait au père : « Tu as bien fait », ou « C’est une bonne idée ». Ils étaient d’accord; sinon elle disait seulement : « On en reparlera ». C’était aussi à elle que les enfants se confiaient, souvent à demi-mot.
« Tout était si simple et merveilleux… » On se fréquentait entre voisins sans cérémonie : « Assoyez-vous donc… Vous prendrez bien une tasse de thé? » Et on se racontait les nouvelles de la paroisse. On ne s’inquiétait pas tellement de ce qui se passait ailleurs dans le monde… c’était si loin le monde! Il y avait moins de journaux, donc moins de journalistes pour compliquer les événements et leur donner une ampleur démesurée. Et les nouvelles arrivaient avec beaucoup de retard. On attachait plus d’importance à ce que le curé disait dans son sermon qu’aux boniments des annonceurs de radio!
« C’était quand les mystères pouvaient rester mystérieux… » Pour les gens de ce temps-là, les mystères, ça faisait partie de la vie. Maintenant on veut tout expliquer, tout décortiquer, tout comprendre. Pourtant il y a des choses qui doivent rester comme elles sont, où elles sont. Une vie sans mystère, c’est comme une longue route trop droite, ça peut devenir ennuyant, endormant même!
« Il était une fois des gens de paix. Puis vinrent les années de vent mauvais… » Elle était pourtant loin, la guerre. Ça se passait de l’autre côté de l’océan. Le gouvernement avait promis qu’on n’enrôlerait personne de force. Seulement les gouvernements, ça dit une chose un jour et parfois, le lendemain, ça dit le contraire. C’est selon si on est en période d’élection ou non. On est allés cueillir les hommes dans leurs foyers. Certains se sont cachés pour éviter la conscription, d’autres se sont mariés, à toute vitesse, pour l’éviter… quitte à le regretter après.
« À table il y eut des chaises vides, aux yeux vinrent les rides… » La guerre, elle en a fait des ravages! Beaucoup de nos soldats sont tombés sur les champs de bataille en Europe. Après, dans les campagnes et dans les villes, se comptaient maintes familles endeuillées. Et puis, les femmes avaient commencé à travailler à l’extérieur de la maison, dans les usines de guerre. On s’habitue vite à gagner de l’argent! On s’aperçoit qu’on a besoin d’un tas de choses dont on se passait très bien avant. Pour ceux qui étaient revenus de « l’autre bord », comme on disait dans le temps, autant que pour leur famille, la vie n’a plus jamais été la même.
« …il ne resta plus rien de vrai… » Les humains ne changent pas, du moins pour certaines choses. Voilà que maintenant encore, il y a des chaises vides autour de la table, dans les maisons, où des hommes ont choisi d’aller se battre, pour empêcher d’autres hommes de venir chez nous répandre la terreur. Mais la terreur traverse les océans, elle est partout, elle change de costume, de visage… les bons ne sont plus tous bons et on s’aperçoit que les méchants ne sont pas toujours ceux qu’on croit!
« Il ne faut pas chercher à savoir où s’en va le temps. Il s’en va pareil aux glaces sur le Saint-Laurent… » Comme les glaces, les années passent et se fondent dans l’océan de toutes les vies passées. Il ne faut pas chercher à savoir où s’en va le temps… on doit juste en profiter, l’utiliser le mieux possible, sans le gaspiller.
« On fait toute la vie semblant qu’on va durer toujours. Pareil au fleuve dans son cours… » Vivre d’espoir, c’est la seule façon de vivre heureux. On le sait bien qu’on ne durera pas toujours, mais au fond on espère qu’il restera quelque chose de ce qu’on a été, de ce qu’on a donné, de ce qu’on a vécu. Le fleuve sait lui aussi qu’il s’en va se perdre dans la mer, il n’arrête pourtant pas de couler pour ça!
« Et c’est peut-être rien que pour ça qu’on fait des enfants… » Dans le temps, on se mariait et les enfants venaient tout naturellement, parce que le mariage était fait pour ça. Au commencement, il a bien fallu peupler ce pays si dur à défricher. Les enfants, c’était la main d’œuvre, la relève, la continuité de la famille, de la terre, de la patrie. C’est toujours vrai. Pourquoi préparer un avenir s’il n’y a personne à mettre dedans!
« Il était une fois des gens heureux… » Et c’est en se souvenant de ces gens-là qu’on travaille, qu’on va de l’avant, qu’on aime et qu’on vit en essayant d’être heureux, nous aussi. Parce qu’aujourd’hui comme hier, malgré tout, « le monde est beau! »
© Madeleine Genest Bouillé, 5 mars 2017
N.B. Toutes les photographies proviennent de ma collection privée.
(Texte paru dans Récits du Bord de l’eau, 2008)