Voici la suite de ce que j’ai entendu un matin de juillet…
« J’ai dit que j’étais une chaloupe construite surtout pour la chasse aux canards. Le jour de l’ouverture de la chasse – surtout ce jour-là! –, je passais presque toute la journée, de l’aube jusqu’au crépuscule, dans la cache au large. On revenait au bord de temps à autre, mettre à l’abri le trop plein de canards, car on ne l’a jamais dit, mais on dépassait souvent les quotas permis. C’était quelque chose, le jour de l’ouverture! Et que dire de tout ce qui précédait… il fallait préparer les armes, les munitions, les appelants et plein d’autres détails, ça ne finissait plus! Et ces interminables palabres! Les chasseurs se remémoraient les « ouvertures » passées, les chasses incroyables qu’ils avaient faites jadis, les températures les plus propices comme les pires qu’ils avaient connues. Mais moi, les jours de chasse, je me sentais vraiment utile. Mes hommes étaient confortablement installés, je n’étais pas versante, ils pouvaient bouger à l’aise en faisant attention, quand même ce n’était pas le plancher des vaches.
Au temps de la chasse, il peut survenir bien des choses… dépendamment de la température, des chasseurs ou encore des gardes-chasses, c’est selon. Mon constructeur était un chasseur téméraire, ne craignant ni les fortes pluies d’automne, ni le déchaînement des vagues par gros temps. Il connaît le fleuve comme le fond de sa poche. Il chassait avec cœur et courage, comme si la subsistance de sa famille en dépendait, et prenait parfois certains risques…
Vraiment, il préférait chasser par mauvais temps. D’une certaine façon, cela lui rappelait sans doute les tempêtes qu’il avait connues sur les Grands Lacs alors qu’il était marin. Toujours est-il, qu’un de mes premiers automnes, un bon matin, ou plutôt une bonne nuit, car le jour n’étais pas levé et avec ce ciel couvert, il ne se lèverait pas de sitôt, il décida que c’était le moment idéal pour aller chasser! Pour tout dire, il restait encore quelques jours avant l’ouverture officielle et je savais aussi bien que lui que c’était illégal. Mais enfin, nous étions jeunes et pas peureux! Le vent du « nordet » fouettait les vagues et me faisait danser comme un bouchon de liège. Mais l’homme qui me menait avait la poigne solide et savait éviter les rochers qui affleurent devant le cap, où à cette époque, il lui arrivait de s’installer pour chasser. Malgré ou peut-être à cause du mauvais temps, ce fut une des meilleures chasses que nous avons connues.
Les volatiles pas méfiants se jetaient au milieu des canards de bois, comme s’ils avaient été invités à une grosse fête. Une vraie chasse miraculeuse, je vous dis! Mais, comme les premières lueurs de l’aube se glissaient à l’horizon au travers de la brume épaisse, on entendit un bruit de moteur qui semblait venir vers nous. Évidemment, il pensa tout de suite aux gardes-chasses. Vite il ramassa ses canards artificiels et on revint vers le cap… à la rame, le plus silencieusement possible. Le bruit de l’autre chaloupe s’approchait quand nous avons accosté sur la grève, à un endroit où les arbres et arbustes étaient assez touffus pour qu’il puisse me dissimuler, tandis que lui, grimpait la côte, qui à cet endroit montait pas mal raide. Plus tard, il est revenu me chercher et nous sommes rentrés au port. Cette fois, on l’avait échappé belle!
Oh oui! j’ai eu une bonne vie, mouvementée parfois, mais passionnante! J’ai vécu des étés merveilleux, j’entends encore les voix des enfants descendant la côte en criant : « On va faire un tour de chaloupe! » Et toi qui leur disait : « N’oubliez pas vos casquettes, ni vos ceintures de sauvetage! » À vrai dire, je vous apportais l’essentiel de vos vacances d’été. Pas besoin de chalet : la maison n’est qu’à quelques encablures du fleuve. Pas besoin non plus de courir lacs et rivières, quand on a devant soi le plus beau plan d’eau qui soit au monde! Et que dire de mes automnes! Étant une chaloupe de chasse, je ne chômais pas en cette saison.
L’hiver, mon propriétaire me montait sur la côte et me tournait à l’envers, pour que le poids de la neige et de la glace ne m’abîme pas trop. Je les trouvais longs ces hivers! Mais enfin, arrivait ce jour où la glace, craquant de toutes parts, commençait à lâcher sur le fleuve, ce jour béni où je sentais les rayons du soleil qui me chauffaient le dos et faisaient fondre la neige qui me recouvrait. Je savais alors que le printemps était revenu. L’époque la plus éprouvante fut toujours pour moi le mois de novembre. Avec ses vents et ses températures à ne pas mettre un chien dehors… je me sentais bien seule sur la grève, et les grosses marées me malmenaient durement. J’avais hâte de remonter sur la côte pour être en sécurité.
C’est d’ailleurs lors d’une de ces marées de fin novembre que ma vie s’est terminée. Le vent avait fait rage depuis l’aube, me poussant sans cesse sur les roches. Pendant des heures je roulai sur les cailloux, la pluie qui tombait continuellement m’emplissait comme une marmite. Durant la nuit, le vent tourna. La pluie cessa quelque temps, puis reprit de plus belle. Comme j’étais pleine d’eau, la marée montante en furie passait par-dessus mon bordage. Le poids de toute cette eau, joint aux heurts répétés sur les roches eurent raison de ma structure… J’éclatai en un rien de temps, je m’éparpillai dans les vagues. Je me rappelle avoir vu tourbillonner la planche du devant sur laquelle était écrite mon nom « Mohican II ». Puis, je ne me souviens plus de rien… »
Les soupirs s’étaient tus… Je n’entendais plus que les vagues qui venaient lécher la grève doucement. Avais-je rêvé? Pourquoi, après tant d’années, cette planche vermoulue est-elle revenue s’échouer ici? Sans doute parce que je devais entendre cette histoire pour pouvoir la raconter.
C’est comme je vous dis, croyez-le si vous voulez!
© Madeleine Genest Bouillé, 26 mai 2016
Tiré de Récits du Bord de l’eau, 2008