À mon Ami

216Comme ça fait longtemps que je suis venue m’asseoir à tes pieds. Tu me manques. Je m’ennuie de ces jours où, gris et silencieux, tu sembles attendre l’orage. C’est que tu es tellement changeant! D’un bleu vibrant à certains matins, presque mauve à d’autres moments. Parfois tu chuchotes si discrètement, on dirait que tu as peur de déranger;  tandis qu’aux jours de grandes marées, tu roules, mugis, déferles… écumant de folie. Qui crois-tu donc effrayer? Certes pas les goélands qui t’accompagnent de leurs cris, comme des commères : «  C’est ça, vas-y! Montres-leur qui est le boss… depuis le temps qu’ils te prennent pour n’importe quoi, même pour un dépotoir… » Il faut craindre la colère du juste, dit-on! Moi, je t’aime même quand tu es enragé et que tu montes… jusqu’à me laisser à peine un petit coin de grève où je peux te regarder cracher ta fureur, humble, recueillie, émerveillée devant ta puissance.

automne 2015hiver 2016 076Été comme hiver (quand mes fenêtres ne sont pas gelées), c’est vers toi que se porte mon premier regard encore ensommeillé. Le soir, tu es le dernier à qui je dis « Bonne nuit! » et à toute heure du jour,  tu es le témoin de ma vie. Quand ça va bien, je te fais partager ma joie, quand ça va mal, c’est aussi vers toi que je tourne les yeux. Tu es  mon confident. Les autres t’appellent « Saint-Laurent »; moi, je t’appelle « mon Ami »… peut-être le seul qui ne m’a jamais fait défaut.

Tu es toujours là, immuable… même si tu changes de visage cent fois par jour.  Même si l’hiver tu te caches sous une couverture glacée, tu es là quand même. Le soir, quand je me promène, je t’entends murmurer et choquer tes vagues contre les blocs de glace.  Quand le moment sera venu, je le sais, tu vas briser toute cette carapace et, tu vas sortir de là, triomphant. Je serai là pour participer à ta libération, j’irai te retrouver et, ensemble, nous pleurerons de joie!

014Alors, nous entreprendrons une autre « belle saison », avec des jours bleus et d’autres gris, avec des soirs roses ou dorés, avec la chanson de tes vagues pour m’éveiller le matin et pour me bercer la nuit. J’ai besoin de toi. Tu fais partie de ma vie. Tu délimites mon horizon, ce qui me fait dire que si je te perds… je perds le nord!

IMG_20160708_0013 (2)Jadis, durant les beaux jours d’été, je te rejoignais en chaloupe et, l’un portant l’autre,  nous longions la côte, tout le long de ce coin de pays qu’on appelle Deschambault, et dont tu es le seigneur incontesté.  C’est par toi que sont venus les premiers arrivants; c’est ta fougue et tes rapides qui les ont  fait débarquer ici… c’est sûrement à cause de toi qu’ils ont bâti ce petit village. Et à vivre près de toi, leurs descendants ont fini par te ressembler un peu : fiers, indépendants, n’aimant pas brusquer le cours des choses… n’aimant pas être dérangés. Tout comme toi, ils sont patients, persévérants, et ils aiment leur liberté. Même dans leurs mots de tous les jours, on retrouve ton influence, par exemple « on monte » à Montréal ou « on descend » à Québec!

photos jacmado 080806 094Depuis plusieurs générations, beaucoup de gars d’ici ont vécu avec toi, de toi. Ils ont remonté ton cours jusqu’à la tête des Grands Lacs; ils l’ont descendu jusque dans le Golfe.  Ils t’ont vu dans tes bons comme dans tes mauvais jours, ils ont appris à connaître tes écueils, tes hauts fonds, tes rapides. Sous les pluies glaciales de novembre, quand tu te confonds avec le ciel, dans la même grisaille, ils soupiraient après le foyer… Pourtant, chaque printemps, ils te revenaient. Ceux qui ont ainsi vécu près de toi de longs mois pendant plusieurs années ne t’oublieront jamais! Même pour ceux qui ont mis pied à terre depuis longtemps, tu demeures le seul horizon, comme tu es aussi le mien, toi, mon ami le Saint-Laurent!

© Madeleine Genest Bouillé, 28 juillet 2016

(D’après un texte paru dans le Journal-souvenir du 275e, en 1988)

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s