Jadis les déménagements se faisaient au mois de mai. C’était malcommode surtout pour les enfants qui fréquentaient l’école, et qui devaient parfois changer d’école en fin d’année quand les parents déménageaient dans un autre village. Je ne sais pas ce qui motivait cette coutume, mais ce fut longtemps ainsi.
Reportons-nous donc en mai 1947, alors que la famille Genest emménageait dans la maison ancestrale des Morin, située dans ce qu’on appelait encore « la vieille route ». Cette bâtisse plus que centenaire appartenait à l’un des derniers descendants de cette famille, M. Louis-Philippe Proulx, qui avait été maire de 1940 à 1947. Il demeurait quelques maisons plus loin, avec sa sœur Angeline, près de la route justement appelée « des Proulx ».

La maison en pierre de taille au début des années 50, avec l’appentis à l’est. La cave de la maison, probablement plus vieille, ainsi que l’appentis en pierre des champs seraient les vestiges d’une ancienne poudrière.
J’ai parlé dans un « grain de sel » publié à l’été 2015 de cette demeure où nous avons vécu tous ensemble notre jeunesse, jusqu’au départ de chacun et chacune vers une autre vie. En 1947, cette maison manquait de confort; l’électricité était sommaire, les « commodités » aussi, et le chauffage se résumait au poêle à bois dans la cuisine. De plus, les épais murets de pierre qui séparait la cave en plusieurs compartiments rendaient quasi impossible l’installation d’un chauffage central. Quelques années plus tard, on y est tout de même parvenu, après beaucoup de travail et d’ingéniosité.
Comme maman nous l’a souvent répété : « Nous étions enfin seuls chez nous! Quel bonheur! Les enfants pouvaient jouer, crier, chanter. De plus, il y avait des champs tout autour de la maison… quel beau terrain de jeu! » À cette époque, la vieille route comptait quatorze maisons, plus une beurrerie, qui était située au coin de la route des Proulx. Nous étions désormais plus éloignés de l’école, du couvent et de l’église, mais cela nous importait peu.
Comme je l’ai mentionné dans la première partie de ce « grain de sel », notre père vivait alors à Montréal. Il venait à la maison lors des congés qui allaient de pair avec les fêtes religieuses, ce qui fait que ses visites pouvaient parfois être espacées de plusieurs mois. Par contre, en été, il avait deux semaines de vacances. Dans mes souvenirs, ces deux semaines représentaient les plaisirs de tout un été! Dès le début de nos vacances, on répétait souvent : « Quand papa va venir… » Et on énumérait tous les projets que sa visite impliquait : « il va nous emmener nous baigner au fleuve, on va aller aux framboises, on fera un pique-nique sur la grève, on ira au troisième rang, sur la terre à bois à Pépère… » Que de projets! Maman, qui n’évoquait jamais devant nous sa lassitude devant le fardeau qu’elle était seule à porter la plus grande partie de l’année, manifestait sans retenue sa joie, dans l’attente des vacances de notre père.
Les années passaient… Ma sœur aînée, Élyane s’est mariée en 1957; et mon grand frère Claude, en 1960. Le 30 décembre de cette même année, la vie de notre famille allait basculer d’une façon irrémédiable. Mon père, terminant son « quart » de travail à minuit, fut renversé par une auto en descendant de l’autobus qui le ramenait à la maison où il demeurait. Il fut hospitalisé six mois, dont trente jours, inconscient, suite à une grave blessure à la tête. Durant ces trente jours, on ne savait pas s’il sortirait du coma, et si oui, dans quel état. Enfin, au début de l’été, papa revenait chez nous, lucide, mais diminué. Il n’avait que 51 ans, mais il n’a jamais repris son travail… et il n’est jamais reparti de la maison. Maman avait retrouvé son mari… qui avait bien changé! Il se déplaçait avec deux cannes et il ne parlait plus qu’à mi-voix. À demi paralysé du côté droit, il avait tout de même réappris à écrire de la main gauche; mon père aimait tellement écrire!
J’avais alors 19 ans. Je travaillais au Central du téléphone, trois de mes frères encore à la maison, travaillaient, mais il en restait quand même trois, aux études. Les salaires n’étant pas ce qu’ils sont aujourd’hui, Maman avait appris à faire des miracles! Elle en avait l’habitude avec sa grande famille, mais là, ça devenait plus pressant. Les premières années après son accident, Papa, malgré son état de santé, participait autant qu’il le pouvait à la vie de famille. Puis, graduellement, il s’est isolé dans son fauteuil près de la fenêtre du salon qui ouvrait sur la route, et le gros orme… Durant quelques années, il a tenu son journal; après son décès, on y a lu qu’il avait souvent des douleurs, qu’il taisait en priant, offrant ses souffrances pour sa famille, puisqu’il ne pouvait plus travailler pour la faire vivre…

Papa et Maman en 1973 (coll. privée Madeleine Genest Bouillé).
On n’arrête pas le fil du temps. En 1964, mon frère Jacques et moi avons « convolé en justes noces », moi, le 24 juin à Deschambault et Jacques, le 8 août, à Tracy. Il y eut d’autres mariages, en 1972, 73 et 83. Maman et Papa avaient alors 16 petits-enfants. Il en arriverait encore deux après le décès de Papa. La maison de pierre qui avait bénéficié de plusieurs améliorations se vidait tranquillement… tandis que, graduellement, la rue Johnson accueillait de nouvelles maisons. Aujourd’hui, on en compte 24! En mars 1980, Papa nous a quittés, puis en 1988, ce fut le tour de mon frère Claude. Maman demeurait toujours chez elle avec ses deux derniers fils encore célibataires; elle a quitté sa maison une semaine avant son décès en 1996; elle était arrière-grand-mère depuis février de cette même année.
Au cours des 25 dernières années du XXe siècle, mon patelin a connu de l’expansion, avec les nombreuses rues et les développements domiciliaires qui ont amené un rajeunissement de la population. Et voilà que cet an 2000 qu’on avait peine à imaginer dans « mon jeune temps », s’en va allègrement vers ses 20 ans.
Je souhaite à chacun et chacune de vous qui me lisez, une très bonne année; que la santé soit au rendez-vous. Donnez du temps à vos parents et à vos vrais amis, si vous avez la chance d’en avoir. Je crois que c’est ce qui compte le plus dans la vie.
© Madeleine Genest Bouillé, 3 janvier 2017