Le chasseur qui dessinait des bateaux

Il s’appelait Claude. C’était mon frère aîné, le deuxième enfant de la famille. Il aimait la chasse et les armes à feu qu’il collectionnait et dont il prenait grand soin, comme il l’aurait fait pour des œuvres d’art. D’ailleurs, pour lui, c’était vraiment des œuvres d’art. Il aimait le beau, en tout. C’était un homme cultivé; il lisait beaucoup sur des tas de sujets, entre autres, sur le cinéma, les bateaux –  il avait navigué durant plusieurs années, sur le fleuve et sur les Grands Lacs. Il adorait aussi la musique et possédait une impressionnante collection de disques anciens.

Le Tadoussac et Claude

Le Tadoussac, un navire sur lequel aimait bien bien travailler Claude.

Un jour, après qu’il eut cessé de travailler sur l’eau, peut-être parce qu’il s’ennuyait, il se mit à dessiner des bateaux. Il avait toujours eu beaucoup de talent pour le dessin; il a donc reproduit sur des cartons de toutes sortes, boite de savon à lessive ou de céréales,  pas loin d’une centaine de navires anciens, à voile ou à vapeur. Perfectionniste, il avait le souci du moindre détail; ces dessins sont de vrais chefs d’œuvre, et ils sont enfin  accessibles au public.

Claude Genest 3

Claude et Lorraine lors de leur mariage en 1960 (photo: coll. privée Madeleine Genest Bouillé).

Au fil des années, mon frère avait acquis une réputation de chasseur et de grand connaisseur en matière de fusils. À cette époque, nous avions un chien, Bruno, un bâtard descendant d’épagneul, que Claude avait à peu près réussi à dresser pour la chasse. Mon frère faisait la chasse aux canards à pied sur le bord du fleuve et il chassait aussi le petit gibier : lièvre, perdrix, renard, rat musqué ou autre animal sauvage. Après de longs préparatifs, il partait vers la fin de l’après-midi, le chien frétillant de bonheur sur ses talons; le meilleur temps pour chasser était comme il disait « la passe du soir ». Il faut  cependant avouer que Claude aurait difficilement pu aller chasser à l’aube, car comme plusieurs membres de ma famille, c’était un couche-tard et un lève-tard.  Quand il rentrait d’une de ses équipées de chasse en hiver, il parlait des pistes qu’il avait suivies,  décrivant l’ours – il s’agissait toujours d’un ours! – comme s’il l’avait vu. Il ne revenait pas toujours avec du gibier, quelquefois quand même il rapportait quelques belles prises. Mais quand il racontait ses histoires de chasse, alors là, on était au cinéma!  On n’avait pas le choix de le suivre sur la grève où, cachés derrière la grosse roche qu’on appelait « l’Empress », on voyait tomber lourdement le beau malard avec l’aile qui pendait… ou encore, on marchait avec lui dans le bois sur les pistes de ce vieil ours auquel il manque une griffe à la patte gauche.  Quel merveilleux conteur!

Claude Genest 1

(Photo: coll. privée Madeleine Genest Bouillé).

Je le revois encore très bien dans ma mémoire… même si vingt-huit ans se sont écoulés depuis son départ. Je le revois hochant la tête à grand coups, la pipe à la bouche, quand il écoutait quelqu’un. Il savait écouter; c’est sans doute une des raisons pour lesquelles tant d’hommes de tout âge s’arrêtait chez lui, soit pour faire réparer un fusil, ou tout simplement pour jaser… j’entends son rire, je vois ses épaules qui sautent. Il accueillait avec la même hospitalité aussi bien le vieux monsieur qui inventait des histoires toutes plus invraisemblables les unes que les autres, et qui ne venait plus à bout de s’en aller,  que le jeune chasseur qui commençait à collectionner les fusils et qui écoutait les conseils de mon grand frère religieusement. Il avait l’air serein, jovial, heureux. C’était un homme agréable à fréquenter.

Qui était-il en vérité? Bien franchement, je ne sais pas! Il parlait de tout, mais jamais de lui. La vie ne l’a pas toujours gâté. On sait qu’il a aimé naviguer. Ses plus belles années, il les a passées sur les bateaux. Il n’était jamais malade… malgré quelques difficultés à digérer qu’il combattait à coup de pilules de lait de magnésie. S’il avait des problèmes, il les gardait pour lui. Cette nuit de janvier 1988, fatigué de tout refouler, son cœur a refusé de continuer et l’a lâché tout net! Comme on dit par chez nous « net, fret, sec » ! Il n’avait que cinquante-trois ans…

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Mon mari Jacques jouant aux « pichenottes » avec Claude (photo: coll. privée Madeleine Genest Bouillé).

À l’époque, on passait deux bonnes veillées au salon funéraire et une heure encore avant la cérémonie des funérailles. Auprès du cercueil de mon grand frère, j’en ai vu défiler des gens, c’était surprenant! Ce n’était pourtant pas un notable, pas non plus un homme public. Après qu’il eut abandonné la navigation, il a occupé différents emplois. Enfin, pendant quelques années, il a vécu à l’extérieur de son village natal, pour nous revenir un peu moins d’un an avant son décès. En ces premières heures d’un deuil si brutal qu’on ne parvenait pas encore à le réaliser, en plus de la parenté, un nombre impressionnant d’hommes sont venus lui rendre hommage : anciens camarades de classe, marins avec lesquels il avait navigué soit sur les « bateaux blancs » ou sur des barges, amis ou connaissances. Étonnamment, j’en ai vu pleurer plus d’un. C’est rare un homme qui pleure. Alors vous pensez, autant que ça en deux soirées, c’est normal que je m’en souvienne!

J’ai écrit que la vie n’avait pas gâté mon frère Claude. Je me trompe probablement… Tous les témoignages d’amitié dont nous avons été témoins lors de son décès, il les avait sans doute ressentis durant les soirées où il causait de choses et d’autres avec ceux qui lui rendaient visite. Sauf pour le temps où il était sur le fleuve ou les Grands Lacs, ces moments furent parmi les plus heureux de sa vie. Se sentant apprécié, il communiquait sans contrainte et faisait profiter ses amis de ses nombreuses connaissances. Saint-Exupéry a écrit : « Dans la vie, il n’est qu’un luxe véritable, c’est celui des relations humaines. »  En ce sens, Claude a connu la vraie richesse.

AHAB Collection 2016

Le Ruth E. Merrill et le Franck M. Deering. Schooner 6 mâts, numéroté 6 et Schooner 5 mâts, numéroté 7. Original – Gouache sur papier 14,18 po. x 10,62 po.

Du 14 août au 1er octobre, les dessins de mon frère Claude seront exposés à la sacristie des Sœurs de l’église de Deschambault. Cliquez ici pour plus d’information.

© Madeleine Genest Bouillé, 12 août 2016.

Texte adapté d’un texte publié dans Récits du Bord de l’Eau