Mes souvenirs

Mes souvenirs sont souvent reliés à des chansons, ou des airs de musique. Les plus anciennes réminiscences sont de vieux disques que j’entendais, lorsque, toute petite, je dansais toute seule dans le salon sur des airs de rigodons. Il y avait aussi les chansons qu’on chantait en me berçant, des chansons douces, surtout celles qui me parlaient de neige et de Noël, telle « C’est la première neige » ou « Trois anges sont venus ce soir ».

Plus tard, j’ai fait la connaissance des mélodies de La Bonne Chanson de l’abbé Charles-Émile Gadbois. Ces cahiers de chansons, je les ai feuilletés tellement de fois! Une des premières que j’ai connue par cœur, c’est « La prière en famille ». La première chanson interprétée en public, avec deux compagnes de classe. Nous avions neuf ou dix ans, gênées, comme la plupart des petites filles de ce temps-là. Quand on nous a présentées et qu’on s’est retrouvées face à la salle pleine de monde, nous avons été prises d’un fou rire impossible à contrôler, du moins pour deux d’entre nous. La troisième, plus délurée, a donc chanté seule presque toute la chanson, jusque vers la fin du dernier couplet où nous avons réussi à embarquer : « C’est la nuit, tout repose au pays laurentien »… Je nous revois comme si c’était hier!

Une page d’un des premiers albums est détachée depuis longtemps, il s’agit de la chanson « Nos souvenirs ». Je l’ai apprise très jeune, car j’aimais l’illustration qui décorait le titre. Une des particularités des cahiers de La Bonne Chanson était justement le fait que les titres étaient toujours ornés d’illustrations en noir et blanc, sur lesquelles je brodais des histoires dans ma tête… c’est peut-être ce qui, plus tard, m’a incitée à écrire des histoires, dont les images étaient déjà dans ma tête!

Dans mes dernières années d’étudiante, par les belles journées de juin, à l’approche des examens de fin d’année, nous avions parfois la permission d’aller repasser nos leçons dehors. Il arrivait que la religieuse nous laisse seules un bout de temps, alors, nous nous balancions en chantant. « Nos souvenirs », l’avons-nous chantée, cette chanson! « Les souvenirs de nos vingt ans sont de jolis papillons blancs »… Quand je pense à mes vingt ans, il me semble que la vie était toujours belle, remplie de promesses. Il devait pourtant y avoir des jours où ça tournait plutôt carré, mais il faut croire que ma mémoire n’a rien retenu de ces moments-là!

Le deuxième couplet de cette même chanson dit que « Les souvenirs des jours heureux sont de jolis papillons bleus ». Les papillons bleus, contrairement aux blancs, on a la chance de les retrouver à tout âge. Notre vie entière en est émaillée. Ces souvenirs rayonnent au firmament de notre mémoire et dans les jours plus sombres, ils viennent parfois mettre de petites touches de lumière comme des lucioles par une belle soirée d’été.

« Les souvenirs de nos soucis, sont de vilains papillons gris… On a beau leur donner la chasse, à nous peiner, ils sont tenaces »… Je me souviens, quand on chantait cette mélodie, souvent après le deuxième couplet, on passait au quatrième. À quatorze ou quinze ans, nous n’avions que faire des papillons gris! Pourtant, quand on avance dans la vie, qu’on le veuille ou non, il est rare qu’on puisse les éviter. Il faut alors ouvrir une fenêtre dans l’armoire aux souvenirs, afin de laisser s’envoler au loin ces détestables bestioles.

« Les souvenirs de nos amours, sont des papillons de velours. On les adore à l’infini, dans notre cœur ils ont leur nid. » Belle jeunesse! Nous chantions « Les souvenirs de nos amours » sans en connaître seulement les prémisses… C’est cela, être jeune. C’est avoir un regard neuf sur la vie, c’est croire qu’on aura sa part de bonheur, c’est aller de l’avant, sans regarder en arrière en étant sûr de ses possibilités. C’est vivre les bras grands ouverts, comme pour étreindre l’univers!

Des années plus tard, il suffit parfois de bien peu de choses pour que réapparaisse au son d’un air d’autrefois, cette jeunesse du cœur qui ne demande qu’à se rappeler les papillons blancs, bleus ou ceux de velours…

© Madeleine Genest Bouillé, 2013

La surprise de Pâques

Anita travaillait au bureau du téléphone, qu’on appelait le Central. Son fiancé venait la rencontrer parfois quand elle devait travailler le samedi ou le dimanche. Il s’appelait Armand. C’était un garçon poli et bien élevé. Il ne manquait jamais de passer à la cuisine faire un bout de jasette avec les gens de la maison. Il faut savoir que dans le temps, les bureaux comme la Poste, la Caisse Populaire et le Central étaient situés dans des maisons privées. Quand Anita savait que son prétendant allait venir la rejoindre au Central, elle portait ce jour-là sa belle robe en taffetas moiré. Une magnifique robe d’un bleu profond, « bleu nuit » que ça s’appelait.

Je devais avoir sept ou huit ans. J’aimais bien Anita qui ne me chassait jamais du bureau malgré mes questions incessantes : « Pourquoi tu demandes toujours le numéro? Qu’est-ce que tu écris sur le billet? Est-ce qu’Armand va venir te chercher aujourd’hui? ». Pour la petite fille que j’étais, Armand représentait le prétendant idéal. Ses cheveux bruns toujours bien coiffés, luisant de brillantine et son costume marine à rayures m’impressionnaient vraiment! Je croyais qu’il était toujours habillé de cette façon. Je ne l’aurais jamais imaginé en vêtements de travail, avec une casquette aplatissant son beau « coq ». C’était pourtant ainsi vêtu qu’il gagnait sa vie à s’occuper des vaches à la Ferme-école du gouvernement.

Comme j’aimais écouter les amoureux parler de leurs projets de mariage! Je m’installais au pied de l’escalier et le miroir de l’entrée me renvoyait l’image des deux jeunes gens. Si Anita était occupée, Armand se tenait debout près d’elle… tout près! Alors la jeune fille le repoussait en riant, disant : « Voyons! Tu me déranges! » Je rêvais d’avoir aussi un jour un prétendant qui se tiendrait debout près de moi… et qui mettrait son bras autour de mes épaules. C’était sûrement ça, l’amour!

On était au printemps et il ne restait que quelques jours avant Pâques. Armand, qui avait un goût très sûr pour les cadeaux, aimait bien faire des surprises à sa fiancée. Anita se demandait ce qu’il inventerait pour Pâques en cette dernière année de leurs fréquentations, étant donné qu’ils devaient se marier en juillet. La date était réservée à l’église ainsi qu’à l’Auberge. Anita consultait régulièrement la revue Mon Mariage, suivant scrupuleusement le déroulement des préparatifs tel qu’inscrits dans ce magazine très à la mode.

Presqu’autant que la future mariée, j’avais hâte de savoir quelle serait la surprise de Pâques qu’Armand offrirait à sa bien-aimée. Le dimanche de la fête, Anita ne travaillait pas. La journée passa cependant très vite, débutant par la grand’messe de Pâques, annoncée par les cloches qui n’étaient revenues de leur voyage à Rome que depuis peu. Les chants et la musique de l’orgue éclataient de joie : «  Alleluia! Le Carême s’en va! ». Au dîner, le jambon à l’ananas, nouveauté culinaire, voisinait avec les petits pois et les patates en purée. Au dessert, un gros gâteau au chocolat trônait sur la belle assiette en porcelaine fleurie. Je n’avais cependant plus tellement faim, ayant reçu mon panier garni de poules, de lapins et d’œufs en chocolat.

Lundi matin, c’est une Anita radieuse qui arriva au Central. « Vous devinerez jamais ce qu’il m’a donné! », nous dit-elle, à peine assise à son poste de travail. Poursuivant, elle raconta : « Il m’a offert une grosse boîte de chocolats, en forme d’œuf, décorée de ruban mauve. J’étais un peu déçue… des chocolats, c’est un présent ordinaire. Il était pressé que j’ouvre la boîte et que j’en offre à toute la maisonnée. On aurait dit qu’il voulait que je vide la boîte au plus vite. La première rangée finie, qu’est-ce que je vois? À la place des chocolats, s’étalait la plus belle parure en pierres du Rhin que j’ai jamais vue! J’en pleurais de joie! »

J’étais au bord des larmes moi aussi. À mes yeux, Armand, c’était le Prince Charmant, l’homme idéal! Je n’ai jamais oublié cette belle histoire d’amour, la première qui ait habité mes rêves de petite fille.

© Madeleine Genest Bouillé, 2014