Aurore – 2e partie

Aurore et moi.

Je n’avais pas encore trois ans quand j’ai rencontré Aurore pour la première fois. Je ne pouvais pas savoir alors que cette rencontre changerait complètement ma vie. Aurore ne le savait pas non plus. Ma mère venait de donner naissance à son huitième enfant, un sixième garçon. Et ce n’était pas fini, quelques années après, deux autres garçons vinrent compléter la famille; avec l’aînée et moi, nous atteignions le beau nombre de dix. Comme les dix commandements!

Étant donné le faible écart entre chaque naissance, les relevailles de ma mère se faisaient de plus en plus péniblement. Quand la chose était possible, il était d’usage à cette époque que la marraine offre ses services pour garder son filleul quelque temps, bien entendu, les grands-parents étaient aussi mis à contribution. Aurore était une cousine éloignée, mais plus encore une amie de la famille. Pour ces raisons, elle et son mari, Lauréat, étaient parrain et marraine de mon septième frère. Toujours prête à rendre service, c’est donc ce qui l’amena chez nous, quelques jours après la naissance du nouveau bébé; elle offrait de prendre son filleul un bout de temps. Ma grand-mère qui était présente eut alors la réplique qu’on m’a racontée tant et tant de fois au cours de mon existence : « Emmenez donc celle-là, elle est assez tannante! ». Il suffit de peu de chose parfois pour changer le cours du destin. Le frère qui me précédait et celui qui me suivait étaient de bons gros bébés tranquilles, « pas de trouble! », selon l’expression en usage. J’ai marché et parlé très tôt et oui, on me l’a confirmé, j’étais remuante, fouineuse… toujours dans les jambes des grandes personnes. Aurore, pour sa part, n’avait qu’une fille, Marie-Paule, déjà âgée de près de vingt ans. Elle préférait donc garder une fillette, afin de « catiner » un peu, comme on disait dans le temps. J’ai dû rester quelques jours, ou un peu plus… on m’a raconté que je n’étais pas gênée et que je me trouvais bien dans cette maison, où trois adultes s’occupaient de moi. On m’a dit aussi que de temps à autre, Marie-Paule « m’empruntait » parce qu’elle s’ennuyait de moi.

J’ai des souvenirs plus ou moins précis de mes premières années dans la maison d’Aurore, tel celui de la petite chaise berçante, dont je parle dans Propos d’hiver et de Noël. Je me rappelle la musique des disques qu’on faisait jouer et dont je chantais les airs en y mettant les paroles qui me passaient par la tête… ou encore quand je dansais dans le salon en faisant attention pour ne pas dépasser le bouquet de fleurs au milieu du prélart. Je me revois assise en haut de l’escalier pour écouter jaser les grandes personnes qui venaient le soir à la maison. Ces conversations d’adultes, dont je ne comprenais pas grand-chose ont laissé tellement d’images dans ma tête! On y retrouve le coffre d’espérance, les voyages dans le sud, et combien d’autres sujets qui se sont retrouvés dans mes histoires ou qui s’y retrouveront un jour. Je ne pourrais pas dire à partir de quel moment exactement j’ai commencé à demeurer plus souvent dans ma famille d’adoption. Cela s’est fait graduellement, je suppose. J’ai appris à lire et à écrire dans la petite classe d’Aurore, et j’ai ainsi fait ma première communion à cinq ans à peine. Quelques années plus tard, ma famille ayant emménagé dans la vieille maison de pierre qui est située un peu en dehors du village, il devenait plus pratique de demeurer chez Aurore pour me rendre au couvent. Après mes études, je suis retournée chez nous, mais encore une fois le destin – ou appelez cela comme vous voudrez – a décidé que je devais revenir dans la maison de mon enfance, puisque j’ai travaillé au Central du téléphone et que le dit Central était situé justement chez Aurore. J’en suis partie pour me marier!

Dans mes histoires, quand je raconte des souvenirs d’enfance, certains évènements se déroulent chez Aurore, tandis que d’autres ont été vécus dans ma famille avec mes frères et ma sœur. Je n’ai pas senti le besoin de préciser, cela me semblait secondaire. J’ai eu deux foyers, deux familles, deux mères… deux vies. Pendant longtemps cela ne m’a pas dérangée. Quand j’ai commencé à écrire, dans le journal Le Phare, entre autres choses, j’ai développé le besoin de retrouver mes souvenirs, de les noter, de les faire revivre. Dans les dernières années de la vie de ma mère, j’ai beaucoup causé avec elle, je l’ai aussi beaucoup écoutée. Elle me parlait de divers incidents qui m’étaient complètement étrangers… Je ne pouvais pas les avoir vécus : j’étais ailleurs! J’ai alors constaté qu’il y avait des trous dans la toile de ma vie. Alors voilà! J’écris pour tenter de remplacer « les bouts qui manquent ».

© Madeleine Genest Bouillé, Avril 2015

2 réflexions sur “Aurore – 2e partie

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