Avec les mots de ma sœur – 2e partie

Les pages qui suivent datent de la fin d’août 1990. Le 28, Élyane se rappelle de très anciens souvenirs. Elle avait à peine 4 ans, c’était au temps de la « cambuse » chez « pépère » :

« La « cambuse », c’était l’étage de la rallonge, ça se trouvait au-dessus du salon; un appartement pas fini, où il faisait froid l’hiver et chaud l’été. Des fois, on avait la permission d’aller courir là! Quand oncle Jean-Paul a décidé de se marier avec tante Bernadette en 1937, il a fait un salon et une cuisine à cet endroit, et en prenant la chambre d’à côté, ça lui faisait un logement pour abriter « leurs amours toutes neuves »!

Oncle Jean-Paul et tante Bernadette sont sans doute demeurés quelques années dans ce logement. Élyane se souvient qu’un jour où elle s’en venait par la « petite route », elle avait vu mon oncle et ma tante qui se berçaient sur leur balcon. J’ajoute qu’à cette époque, notre famille demeurait aussi dans la Rue Saint-Joseph. Élyane précise que ça devait être un dimanche car, dit-elle : « Je ne sais pas pourquoi, mais à la radio, ça devait jouer « Dans le jardin de mes rêves, tout notre amour est en fleurs et le bonheur vient embaumer nos cœurs », chanson qui était probablement chantée par Tino Rossi, car  chaque fois que cette chanson me trotte dans la tête, je pense à cette scène, plus loin décrite. Pourquoi certaines chansons nous ramènent à certains endroits ou à certaines personnes? »  Sur ce point, je suis entièrement d’accord avec ma sœur.

Le 30 août :  Élyane écrit : « Il y a 58 ans aujourd’hui, c’était fête à Deschambault. à 7hres, le matin, à l’église, s’épousaient devant Dieu et les hommes, une charmante jeune fille de 23 ans, toute petite, le teint clair, les yeux noisettes pétillants d’intelligence derrière ses lunettes ( à 81 ans, ce sont toujours ces mêmes yeux-là), ses cheveux bruns étaient cachés sous son grand chapeau de velours noir. Elle était vêtue d’une longue robe «  rose thé » et dans ses bras, tenait une gerbe de roses rouge ». Ma sœur ajoutait que Jeanne était un peu déçue, elle aurait bien voulu des fleurs de la même teinte que sa robe… et de plus, il ventait nordet! Élyane poursuit en précisant que mademoiselle Marie-Jeanne Petit s’avançait dans l’allée au bras de son père, Edmond Petit, au son de l’orgue joué par Blandine Naud, une ancienne compagne de classe.

Au prie-Dieu, à côté, se tenait un beau grand jeune homme, de 23 ans aussi, les cheveux et les yeux d’un noir de jais, le teint resplendissant… Ma sœur ajoute ceci : « Ce qu’elle a dû en faire des jalouses ce matin-là, la petite Jeanne, en devenant madame Julien Genest! Mon cher papa était accompagné de son frère Léo. Julien était « en amour par-dessus la tête » avec Jeanne ». Élyane était une enfant perspicace ainsi elle ajoutait : «  Je n’étais pas tellement vieille, mais je m’en rendais compte; il l’a toujours aimée, ne lui a jamais trouvé de défauts, pour lui elle fut toujours la plus belle et la plus fine… » Papa n’ayant presque pas connu sa mère, qui est décédée alors qu’il n’avait que 4 ans, n’a eu qu’une femme dans sa vie, celle qu’il a épousée, notre mère, Jeanne.

Ma grande sœur rappelle le programme musical du mariage de nos parents : tout d’abord, le Veni Cretor, chanté par le chœur des femmes, puis Célébrons le Seigneur, chanté par madame Louis Marcotte (Madame Béatrice dont je vous ai déjà parlé); le Docteur Pierre Gauthier, interpréta le Noël du Mariage, oncle Jean-Paul chanta Jésus, Divine Eucharistie tandis qu’Alice Naud (la sœur de Blandine) chanta un cantique du temps passé Je te bénis. C’était un  beau programme; après tout, Julien faisait partie du chœur de chant!  Après la messe et les photos de circonstance,  les invités  se réunirent chez mes grands-parents, Blanche et Edmond  Petit. Ce beau jour était un mardi, car autrefois les mariages avaient souvent lieu en semaine. Après le repas, les nouveaux époux, revêtus de leurs costumes de voyage, partirent en auto pour Québec; un ami de Julien, M. Philippe Bernier, les conduisait. De Québec, ils prirent le train pour Montréal et ensuite, Ottawa, où ils rendirent visite à l’oncle Edmond Genest. Au retour, ils s’arrêtèrent à Montréal pour rendre visite aux tantes de Jeanne, Ernestine et Eugénie Paquin. Pour l’époque, il s’agissait d’un très beau voyage!

Voyage de noces, 30 août 1932.

À bientôt pour un autre épisode des Mémoires d’Élyane…

© Madeleine Genest Bouillé, 4 septembre 2018

Un pèlerinage en musique

Il me revient une chanson que mon père chantait et dont le refrain dit : « Envole-toi vers cette femme… brise des nuits. Avec mon cœur, avec mon âme, moi je te suis… »  Le premier couplet va comme suit : « Celle que j’aimais, si rieuse, a-t-elle perdu sa gaîté? De l’avenir, plus soucieuse, m’a-t-elle une fois regretté? » Au dernier couplet, l’amoureux patient, redis à la « brise des nuits » : « Si tu la vois, seule et pensive… dis-lui que malgré les années, son nom ne s’est point effacé, de mon cœur où se sont fanées toutes les roses du passé. » L’oreille a aussi une mémoire; quand je repasse cette chanson dans ma tête, j’entends clairement la voix de mon père, ses intonations, la façon dont il prononçait chaque mot. Un souvenir inoubliable! Je dirais même une sorte de pèlerinage…

Papa et Maman en 1942 (coll. privée Madeleine Genest Bouillé).

Quand papa chantait cette mélodie du temps passé, j’ai toujours eu l’impression qu’il la dédiait à notre mère. Ce style romantique lui convenait si bien! Aujourd’hui 9 janvier, Julien, mon père, aurait 108 ans. Je ne lui souhaiterai pas « Bonne Fête » sur Facebook, comme je l’ai fait déjà, car hier le 8, j’ai été opérée pour le tunnel (ou le canal) carpien de la main droite. Pendant quelques semaines, je vais devoir utiliser ma main gauche pour une foule de choses… et je suis « gauche » de la main gauche! Tant pis! Et raison de plus pour penser à mon père qui, suite à l’accident qui l’a laissé à demi-paralysé du côté droit pendant les dix-neuf dernières années de sa vie, a dû apprendre à devenir gaucher. C’était un homme patient et persévérant, il avait donc appris aussi à écrire avec sa main gauche. Par les temps qui courent, la patience et la persévérance sont beaucoup moins à la mode. C’est pourtant bien utile!

Je n’ai pas vraiment connu mon père, Julien Genest, comme les plus jeunes de la famille d’ailleurs. J’étais très jeune quand, dans l’espoir de gagner de « meilleures gages », il  s’en est allé travailler à Montréal. C’était au temps de la guerre, celle de 1939-1945. Il avait pris cette décision, croyant bien faire, étant donné que la famille s’agrandissait plus vite que le salaire augmentait! Il avait dit à Jeanne, sa femme : « Je vais chercher un logement et tu viendras me rejoindre avec les enfants. » Il avait trouvé un emploi dans une fonderie qui, à cette époque, fabriquait du matériel de guerre. L’ouvrage était dur, mais Julien était solide et le travail ne lui faisait pas peur. Ma mère, par contre, croyait que c’était plus facile d’élever les enfants en demeurant à Deschambault, où elle était née et y avait sa famille, et où, disait-elle, les loyers étaient moins chers qu’en ville. Nos parents ne s’obstinaient pas, nous ne les avons jamais entendu élever la voix. Mais, chose certaine, ils ont dû discuter longuement de ce choix de vie commune « à temps partiel »; ils ont bien dû évaluer le pour et le contre. Finalement nous sommes restés ici tandis que papa demeurait à Montréal en pension et venait à la maison quand il avait congé et aux vacances. Qu’ils étaient beaux, les jours où notre père était avec nous! On en parlait plusieurs jours à l’avance, on avait hâte, et maman aussi… Ça paraissait dans ses yeux, dans le ton de sa voix, quand elle disait : « Votre père est à la veille d’arriver; il y a du ménage à faire. Il faut que je cuisine aussi; Julien a un bon appétit! » Et papa arrivait; c’était de la grande visite! Il s’amusait avec nous, il était toujours de bonne humeur, mais, justement… c’était « de la visite »! Il nous écrivait; pour notre anniversaire, la première communion, la confirmation, quand il ne pouvait pas être présent, ce qui arrivait la plupart du temps. Il nous exhortait à travailler fort à l’école, à ne pas « causer de troubles » à notre mère et à ne pas oublier nos prières! Il écrivait bien…. Dans sa jeunesse passée à l’orphelinat, il rêvait, paraît-il, d’être journaliste et écrivain!

Quand il est revenu vivre à la maison en 1961, il n’avait que 51 ans, mais ce n’était plus le même homme. Il avait passé six mois à l’hôpital, dont trente jours dans le coma; il devait réapprendre à vivre, souffrant, diminué, invalide. Aujourd’hui, on réhabilite les grands blessés, on fait des miracles. À l’époque, survivre à un accident était déjà un miracle! Et moi, en 1961, j’avais un amoureux qui prenait beaucoup de place dans ma vie… si bien qu’on s’est mariés en 1964. Comme nos parents avant nous, nous avons fondé notre famille. Je me souviens que papa semblait toujours content quand on lui présentait un nouveau petit-fils ou une petite-fille. Mais on ne jasait pas longtemps; trop de silences s’étaient glissés entre lui et nous pendant trop d’années…

Papa et Maman en 1973 (coll. privée Madeleine Genest Bouillé).

Papa nous a quittés en 1980. Comme les autres membres de la famille, je perdais mon père, mais j’avais surtout l’impression de perdre un homme que j’aurais tellement aimé connaître. Il y a comme un trou dans mon histoire, un trou que je ne peux pas rapiécer. C’est sans doute pour cela que chaque année, le 9 janvier, je me souviens de cette chanson que mon père chantait, Brise des nuits, et je fais une sorte de pèlerinage en mémoire de Julien, mon père, à qui je dis : « Bonne Fête Papa »!

© Madeleine Genest Bouillé, 9 janvier 2018

Ce bonheur dont on parle tant

Berthe Bernage.

« Que ça passe vite, les jours heureux! Mais ça passe sans passer tout à fait, car l’essence même de ce qui les rendit heureux demeure après qu’ils sont effacés du calendrier. » Cette phrase d’une romancière française, Berthe Bernage, auteure chère aux jeunes filles des années 50, m’est revenue, alors que quelques jours après Noël, je sortais mes calendriers 2018. Je suis maniaque de calendriers, il y en a au moins un dans chaque pièce, et quand ceux que j’ai ne me plaisent pas, j’en fabrique. Cette année, j’en ai reçu un nouveau : le calendrier des Scouts, assez grand, coloré; il y manque cependant les lunes. Mais, bon, on ne peut pas tout avoir! Et ce calendrier me vient de ma petite-fille Émilie qui est membre du mouvement Scout depuis l’automne.

Oui, vraiment, ça passe vite les jours heureux! Mais ça laisse des traces… Quand j’étais étudiante au couvent, il arrivait que je doive réciter un poème, lors de l’une ou l’autre fête. J’aimais cela et il faut croire que j’avais ce talent qui me faisait oublier ceux que je n’avais pas! Je me souviens d’une fois où j’ai dû m’exécuter en public. Je devais réciter un poème qui s’intitulait simplement Le Bonheur. Ce texte décrivait le bonheur comme une chose plutôt aride. Entre autres définitions, on disait : « Être heureux c’est bien simple et peu de choses à faire… C’est d’abord d’être bon et d’aimer son devoir, se contenter de peu, vivre toujours d’espoir… ne demandant à l’or que le strict nécessaire ». Il fallait aussi « accepter en chrétien, les chagrins, les douleurs dont chacun a sa part. » Ce n’était pas rose! Je ne me souviens plus du nom de l’auteur, j’avais à peine 12 ans et j’avoue que je ne comprenais pas très bien le sens de ce texte. Curieusement, je n’ai jamais oublié ce poème et je peux encore le réciter par cœur.

Marie Noël

Quelques années plus tard, j’eus la chance de réciter un extrait de La Prière du Poète, de Marie Noël. J’ai aimé ce poème dès les premiers mots : « Donne-moi du bonheur, si tu veux que je le chante! » Enfin, des paroles qui me plaisaient! C’était moins ardu que le bonheur tel qu’on le proposait dans ma première récitation. Ce texte nous apprend, entre autres choses, qu’on n’a pas besoin de beaucoup de bonheur pour en donner autour de soi: « Un peu, si peu, pas même de quoi emplir mon dé à coudre, mais de quoi remplir le monde par surcroît! » Beaucoup de poètes et d’écrivains ont disserté sur ce sujet et on revient souvent à ceci : on n’a que le bonheur qu’on partage. D’une manière plus poétique, on dit que : « Le bonheur est une fleur dont on ne respire le parfum que dans la main d’autrui. » Comme le dit cette pensée d’un autre auteur inconnu, le bonheur a ses exigences car : « il ne se rencontre que lorsqu’on ne pose pas de conditions. » Et il est très important aussi « d’avoir confiance en la possibilité du bonheur; ça l’attire. »

« Il n’y a pas de chemin qui mène au bonheur, le bonheur EST le chemin. » Encore une fois, je ne sais pas qui a écrit ceci, mais cela exprime bien ce qu’est véritablement cet oiseau rare qu’on nomme « bonheur ». C’est un chemin pas toujours facile à suivre. À certains moments, il faut vraiment se persuader qu’on est sur la bonne route; ça monte, ça descend… Parfois la route rétrécit, ce n’est à peine plus qu’un sentier. Mais si on y croit, déjà la montée sera moins difficile. Il y a une autre particularité très importante pour cheminer avec bonheur : c’est d’avoir quelqu’un avec soi, quelqu’un qui compte sur nous pour suivre ce chemin. Car, il paraît que « trois choses suffisent pour être réellement heureux en ce monde : quelqu’un à aimer, quelque chose à faire et quelque chose à espérer. »

Quand on était finissante au couvent, il était d’usage de posséder un carnet d’autographes et, vers la fin de l’année, on y faisait signer nos professeurs et aussi le plus grand nombre d’élèves possible. Même les « moins amies », tant il est vrai qu’au moment de se quitter pour une autre vie, on sentait le besoin de garder un souvenir des personnes que nous avions côtoyées tout au long de nos années d’étudiante.  J’ai retrouvé ce carnet et j’ai relu les messages de mes anciennes compagnes de classe. Pour la plupart, on y retrouve des vœux de bonheur et de succès dans la vocation choisie… rien que ce mot « vocation » indique l’âge du carnet!  J’avais aussi fait signer mes parents et quelques membres de ma famille.  Ma mère avait écrit : « Si tu es une grande étoile au firmament, brille de tout ton éclat. Et si tu es une petite étoile, brille toi aussi de tout ton éclat. » Mon père avait choisi cette pensée : « Pour conserver son bonheur, il faut être heureux tout bas. » J’ai refermé le carnet et j’ai réalisé que ces deux petites phrases reflétaient bien la personnalité de mes parents. Mon père était un homme discret qui n’étalait pas ses sentiments à tout vent. Orphelin de mère à quatre ans, et de père à huit ans, à ses yeux, le bonheur était certes une chose fragile qu’il ne fallait pas laisser s’échapper. Ma mère avait été élevée à une époque où la modestie était la principale vertu, surtout pour les filles… Il n’est donc pas étonnant de constater qu’elle souhaitait pour ses enfants le bonheur qu’apporte l’épanouissement de la personnalité.

Jeanne et Julien en 1956 (coll. Madeleine Genest Bouillé).

Oui, ça passe vite les jours heureux!… Nous voici rendus en 2018;  je vous souhaite donc en ce début d’année assez de bonheur pour en semer autour de vous, et bien sûr, le Paradis à la fin de vos jours!

Bonne et heureuse année 2018!

 

© Madeleine Genest Bouillé, 1er janvier 2018

La vie était belle… dans les années 30

Mon père, Julien, à 21 ans.

Mon père, Julien, à 21 ans.

« La vie était belle,

Au temps joyeux des balalaïkas…

Dans l’air flottait un parfum de lilas

Que c’est loin tout ça »

Mon père ne jouait pas de la balalaïka, mais plutôt de la guitare, de la guitare hawaïenne, pour être plus précis. C’était très à la mode en ces années-là. Un soir, j’ai eu le plaisir d’entendre cette chanson, au cours d’un spectacle présenté par le regretté Yves Cantin, au Théâtre du Lac Beauport. Très rythmée, cette mélodie enlevante donne envie de remonter le cours du temps, de revivre cette époque où « la vie était belle ».

Hôtel de la Ferme en 1980.

Hôtel de la Ferme (Station de recherches agricoles, actuellement le CRSAD) en 1980.

En 1930, mon père avait vingt ans. Avec ses frères Léo et Maurice, il était arrivé à Deschambault et selon les dires de ma mère, ils pensionnaient à l’hôtel de la Ferme-école provinciale où ils avaient obtenu un emploi. Comment ces trois jeunes hommes en étaient-ils venus à se retrouver dans notre village, je l’ignore. Orphelins depuis leur jeune âge, ils avaient déjà pas mal bourlingué, chacun de leur côté tout comme les trois autres garçons de la famille Genest, Georges, Laurent et Gérard.

Mon père Julien, avec son frère Jean-Paul et un ami, 1930.

Mon père Julien, avec Jean-Paul et un ami, 1930.

Mon père était affable et il aimait la compagnie. Le frère de maman, Jean-Paul, travaillait lui aussi à la Ferme. Mon oncle a donc invité Julien et ses frères à venir veiller à la maison de mon grand-père où il y avait six filles, dont trois en âge de rencontrer un prétendant. C’était une maison très vivante que celle de mes grands-parents, une maison où il y avait de la musique et de la bonne humeur! Construite sur le haut de la côte en bordure du fleuve, cette maison défie depuis plus d’un siècle, le vent de nordet qui dans cette petite rue se déchaîne comme s’il voulait tout jeter par terre! Le vent de nordet? Et quoi encore! Maman racontait que, dans son enfance, la foudre était tombée dans la maison, entrée par une fenêtre pour ressortir par une autre. C’est tout ce que je sais de cette anecdote et je serais bien incapable de l’expliquer. Toujours est-il que mes grands-parents n’étaient pas des peureux! D’ailleurs ma grand-mère avait tout ce qu’il fallait pour contrer le mauvais sort : la croix de tempérance, les cierges de la Chandeleur, les rameaux bénits, l’eau de Pâques et cela, sans compter les images du Sacré-Cœur et de la Bonne Sainte-Anne. Mon grand-père, un homme qui ne s’énervait pas pour rien, travaillait dans sa boutique, tranquillement pas vite, en fumant sa pipe et en fredonnant une petite chanson à l’occasion. Tous ceux qui venaient dans la maison des Petit étaient bien accueillis, sans cérémonie comme c’était la coutume à cette époque!

Rangée du bas: une amie, tante Alice, ma mère Jeanne; rangée du haut: Jean-Paul, Léo et Julien.

Rangée du bas: une amie, tante Alice, ma mère Jeanne; rangée du haut: Jean-Paul, Léo et Julien.

Mon père et mes oncles ont ainsi fait leur entrée dans la maison du cordonnier. Léo a bien vite jeté son dévolu sur Alice, la plus jeune des trois filles  « en âge de se marier ». Maurice, de son côté, avait rencontré une jeune fille de Portneuf, Marguerite Couture, qui se trouvait être la nièce du curé; mon oncle Jean-Paul destinait donc son nouvel ami Julien à ma tante Thérèse, qui était joviale et qui aimait rire et danser. Mais comme on le sait, le petit dieu malin qu’on appelle Cupidon s’amuse parfois à déjouer les plans des humains. Julien, un garçon qui aimait les livres et qui écrivait des poèmes, s’aperçut qu’il avait plus d’affinités avec Jeanne, qui aimait aussi la lecture, la musique et la poésie. Jeanne ne dansait pas, mais elle jouait du piano et chantait. Elle avait aussi du talent pour le dessin. Jeune fille accomplie, elle était de plus excellente couturière. Comme elle avait eu son diplôme au couvent, elle avait « fait l’école » quelques années avant de travailler quelque temps au Central du téléphone

Mariage Julien JeanneDurant la belle saison, par les bons soirs, Julien allait voir Jeanne à bicyclette. En hiver, il se trouvait sans doute un bon samaritain avec un cheval et une voiture pour le conduire au village. Après le décès de notre père, nous avons retrouvé des cahiers où il avait conservé des bribes de poèmes qu’il composait pour sa bien-aimée au cours de leurs fréquentations, avec les réponses de Jeanne, en poésie comme il se doit. Quelle belle histoire! Enfin, Jeanne et Julien se sont mariés le 30 août 1932.

Quand Je regarde les photos qui illustrent le présent texte, j’entends dans ma tête ce refrain d’autrefois et je me dis que vraiment, « La vie était belle… au temps joyeux des balalaïkas ».

© Madeleine Genest Bouillé, août 2015

Ces chansons que mon père chantait

J’ai mentionné plus d’une fois le fait que mon père avait une très belle voix et qu’il chantait volontiers dans les réunions de famille ou tout simplement à la maison quand il en avait envie. Quand il travaillait à la Ferme-école de Deschambault, il faisait partie du chœur de chant à l’église, ce dont il était fier. Dans sa jeunesse, il avait étudié la guitare. Tout comme les plus jeunes de la famille, j’ai connu mon père alors que déjà il travaillait à Montréal et que nous le voyions seulement en visite et au cours de ses vacances. À cette époque, je ne me souviens pas de l’avoir vu jouer de la guitare. Par contre, à ma connaissance, nous avons toujours eu un piano sur lequel maman et ma grande sœur jouaient fréquemment. Plus tard, j’ai pianoté à mon tour, ainsi que l’avant-dernier de mes frères qui, parfois, nous accorde encore le plaisir de l’entendre chanter en s’accompagnant… plaisir trop rare! Nous étions très jeunes quand nous avons été entraînés à chanter dans les fêtes de famille. Je garde précieusement une cassette audio, copiée d’après un enregistrement sur ruban qui date des années cinquante. Le son est vraiment mauvais, mais c’est toujours avec une certaine émotion que j’entends la voix de mon père, celle de mes tantes, ainsi que nos voix enfantines qui chantent avec application les vieux Noëls. Sans doute est de ce temps-là que trois de mes frères et moi avons acquis le goût du chant choral.

Mon père chantait surtout des balades sentimentales, mais on lui demandait parfois un des chants patriotiques qu’on retrouve dans La Bonne Chanson. Il s’agit d’une des mélodies les plus difficiles à chanter que je connaisse; elle a pour titre : Les noms canadiens. Tout au long des cinq couplets défilent les noms des ancêtres d’une bonne partie des familles québécoises. À la fin du cinquième couplet, mon père devait être heureux d’y retrouver le patronyme de la famille de sa mère, qui s’appelait Alvine Frédénia Pelletier. Chaque fois qu’il chantait cette chanson, nous l’écoutions avec attention, nous demandant chaque fois comment il faisait pour ne pas se tromper dans tous ces noms; imaginez, chaque couplet en compte vingt-huit! Si vous avez les cahiers de La Bonne Chanson, cette chanson se trouve dans le premier cahier, à la page quatre.

Brise des nuitsParmi les mélodies que mon père chantait, celles dont je me souviens le plus et que j’affectionne particulièrement sont, tout d’abord, Serenata de Enrico Toselli, une très belle sérénade comme son nom l’indique : «Viens, le soir descend et l’heure est charmeuse… viens, toi si frileuse, la nuit déjà comme un manteau s’étend. » André Rieu en fait une magnifique interprétation au violon, avec un accompagnement de chants d’oiseaux. J’aimais bien aussi Vienne, ville d’amour, une jolie valse entraînante. Une autre chanson qui me ramène bien des années en arrière, c’est Brise des nuits. Les auteurs, P. Théolier pour les paroles et Alfred d’Hack pour la musique, me sont inconnus. J’ai souvent pensé que mon père chantait cette romance pour notre mère, à cause des paroles : « Celle que j’aimais si rieuse, a-t-elle gardé sa gaieté? Si tu la vois seule et pensive… Dis-lui que malgré les années, son nom ne s’est point effacé, de mon cœur où se sont fanées, toutes les roses du passé. Envole-toi vers cette femme, brise des nuits!… Avec mon cœur, avec mon âme, moi je te suis. » Papa était un romantique, alors quoi de mieux qu’une belle chanson pour exprimer ses sentiments!

© Madeleine Genest Bouillé, mai 2015