Vous n’avez pas connu Mariette? Bien sûr que non, c’était la vache de mon grand-père! Jadis, il n’était pas rare de voir des gens qui, bien que n’étant pas agriculteurs, possédaient quelques animaux, soit une vache, un cochon, un cheval et parfois aussi des poules. Du moment qu’ils avaient un bout de terrain suffisamment grand et un « bâtiment » qui pouvait loger l’étable et le poulailler, ça suffisait. Du vivant de son épouse Blanche Paquin, mon grand-père, Edmond Petit le cordonnier, que tout le monde appelait « le Père Tom », avait une vache qu’il faisait paître sur le terrain qu’il possédait en bas de la côte, près de la grève. Il avait aussi des poules et un cochon, lequel disparaissait en décembre, pour revenir sur la table sous forme de rôti, boudin, cretons et autre boustifaille.
Blanche, ma grand-mère, qui était en même temps la cousine de son mari, avait coutume de donner des prénoms aux animaux qui faisaient partie de la famille. Ainsi, la vache – qui n’était pas toujours la même d’année en année – s’appelait invariablement Mariette, comme la chatte, qui avait pour prénom Henriette, quelle que soit sa couleur. Blanche avait un vocabulaire bien à elle, ainsi, elle faisait un dessert qu’elle appelait « des poulets à la rhubarbe ». C’est un des plus lointains souvenirs que j’ai de ma grand-mère; je croyais alors dur comme fer, que je mangeais des petits poulets cuits avec de la rhubarbe. Cette recette était tout simplement ce qu’on appelle des « grands-pères ». Et que dire de ces dictons qu’elle nous rappelait à tout propos: « Le soleil se couche dans l’eau, il va mouiller. » – « Mets pas ton chapeau sur le lit, c’est de la badluck » – « Si tu sors de la maison par la porte d’en avant, reviens pas par la porte d’en arrière, tu vas être désappointé »… Après la pluie, il était interdit d’ouvrir le parapluie dans la maison pour le faire sécher, surtout pas! Car ça ferait tomber encore de la pluie! Et combien d’autres maximes, où il était souvent question de malchance! En plus de ses nombreuses tâches, ma grand-mère tenait les comptes de la cordonnerie, car mon grand-père oubliait souvent de noter ses heures de travail. Sauf que Blanche avait la manie de rebaptiser tout le monde, donc seuls les gens de la maison pouvaient savoir qui était « Le grand Jésus de tôle » ou « Madame Pâté aux patates ». Mes tantes qui vivaient dans la même maison que mes grands-parents, avaient hérité de cette coutume d’affubler les gens de leur connaissance de noms plus ou moins gracieux. Ainsi, nous avons eu un certain temps un curé qu’on appelait « Monsieur le curé Tarte aux cerises ». On a du Petit ou on n’en n’a pas!
Même si elle donnait des noms à tout le monde, y compris les membres de la famille, ma grand-mère n’était pas une femme joyeuse. Tout d’abord, il faut dire qu’elle travaillait d’une étoile à l’autre. Toute menue, dotée d’un tempérament nerveux, elle mangeait et dormait très peu et elle s’inquiétait à propos de tout. Prenant grand soin de préserver son fragile teint de rousse, elle portait été comme hiver des robes boutonnées jusqu’au cou avec des manches longues. Elle adorait son jardin et pour y travailler, elle mettait des vieux gants pour ne pas abîmer ses mains. Je n’ai jamais su de quel mal elle souffrait; je sais seulement qu’elle est décédée à 74 ans après une longue maladie.
Après le décès de sa Blanche mon grand-père, qui avait déjà 83 ans, s’est débarrassé des animaux. Comme on dit, il avait pris un coup de vieux! C’était le début des années 50, il avait de moins en moins d’ouvrage; les chaussures s’avéraient moins résistantes, mais aussi difficilement réparables, étant le plus souvent fabriquées de cuir synthétique. La mode pour les femmes était alors aux souliers à bout pointu et à talons aiguilles… impossible d’y poser des fers, ou une nouvelle semelle. La boutique de cordonnerie était devenue surtout le lieu de rencontre des vieux amis du Père Tom : Ulric Gignac, qui a vécu au-delà de 100 ans et le voisin Narcisse Naud, qu’on appelait « le Père Nono ». Edmond est allé rejoindre Blanche en novembre 1955, il avait 87 ans.
Adieu poules, vaches et cochon! Désormais, on achetait la viande chez le boucher et le lait, du laitier. Je me souviens du tintement des pièces de monnaies dans la pinte vide qu’on déposait sur la galerie et aussi de la bouteille pleine de lait qu’on recevait en retour, avec une bonne couche de crème sur le dessus. De temps à autre, Maman se dépêchait de ramasser précieusement cette crème épaisse et de l’utiliser pour faire son sucre à la crème. Maintenant, les supermarchés nous vendent des cartons d’un demi-litre pour la crème, qui est étiquetée « à fouetter », « à cuire » ou à je ne sais trop quoi encore… et des litres en carton pour le lait, à 1% ou 2% de gras. Et pour finir mon histoire sur une note joyeuse, j’ajouterai que le clos où paissait Mariette est devenu une zone résidentielle où demeurent des gens qui sont sans doute très heureux de vivre ainsi tout près du fleuve.
© Madeleine Genest Bouillé, 13 avril 2019